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Les Alliances de Félix Tshisekedi : Français, Roumains et Chinois dans la bataille contre le M23

Dimanche 5 Mai 2024

Batachoka s’y est longtemps refusé, mais il a fallu se rendre à l’évidence. Le 17 février, ce gaillard au crâne chauve et à la voix calme s’est résigné à quitter Saké. Depuis trois mois, la bourgade de 20 000 habitants se dresse en ultime verrou avant Goma. Un rempart qui, chaque jour, semble se fissurer un peu plus à mesure que l’armée congolaise et ses alliés se replient vers la capitale provinciale du Nord-Kivu, qui compte près de 2 millions d’habitants.

Soutenus par des éléments des Forces de défense rwandaises (RDF) depuis leur résurgence en novembre 2021, les rebelles du M23 ont pris position début février dans les collines verdoyantes du Masisi qui entourent la cité, la plaçant à la merci des snipers et des tirs croisés d’obus. La ville s’est vidée de ses habitants, ne laissant comme maîtres de ses rues que des miliciens évoluant sous l’étiquette de « wazalendo » (« patriotes », en kiswahili).


Empêcher à tout prix la chute de Goma
« Rester n’était plus une option », raconte Batachoka installé à la terrasse d’un bâtiment couleur crème, mitoyen de l’un des nombreux camps de déplacés qui bordent la route vers Goma. Long de 20 kilomètres, ce tronçon de bitume est aujourd’hui le dernier axe encore sous le contrôle des forces pro-gouvernementales.

Saké fait figure d’ultime test pour le dispositif militaire protéiforme mis en place par l’État congolais ces deux dernières années. Depuis la chute, en juin 2022, de Bunagana, premier carrefour stratégique à être passé sous le contrôle du M23, Félix Tshisekedi s’est progressivement résolu à miser sur une kyrielle d’acteurs extérieurs pour soutenir son armée et tenter d’empêcher la chute de la très symbolique Goma.

D’abord abstrait, ce scénario a peu à peu gagné en crédibilité au gré des offensives des rebelles. Car près de deux ans après la prise de Bunagana, le M23 administre un large agrégat de villages à cheval entre les territoires de Masisi, de Rutshuru et de Nyiragongo. Il y exerce un contrôle strict et perçoit même des taxes. Au fil des mois et des revers militaires, la présidence a donc été convaincue de la nécessité de renforcer, par tous les moyens, son dispositif.

Ce qui devait n’être qu’une solution d’urgence pour soutenir des troupes souvent peu formées, mal payées et affaiblies par des années de brassage avec d’anciennes rébellions est peu à peu devenu la norme. Quitte à ce que l’État délègue au passage certaines de ses prérogatives. C’est dans ce contexte qu’ont été noués, dès la mi-2022, les premiers contacts avec la filiale congolaise d’une société domiciliée en Bulgarie : Agemira RDC.

Un ancien des commandos parachutistes
À sa tête, l’homme d’affaires français Olivier Bazin, un habitué des réseaux françafricains et du continent où il s’est reconverti dans la vente d’équipements militaires. Il est d’abord sollicité pour assurer la maintenance d’une partie de la flotte aérienne congolaise. Celle-ci se compose notamment de deux avions de combat Sukhoï Su-25 et d’hélicoptères d’attaque Mi-24, sur lesquels l’armée congolaise veut s’appuyer pour pallier les déboires de son infanterie. L’homme d’affaires convainc et décroche, en juillet 2022, un plus gros contrat qui comprend une mission de conseil auprès de l’état-major, à Goma. Le début du déploiement d’un dispositif réduit, mais désormais central.

Romuald Létondot semble encore s’en étonner. Ce colonel, ancien des commandos parachutistes de Bayonne, aurait pu « passer sa retraite à cueillir des radis avec ses petits-enfants ». Il a cependant choisi une autre voie : l’officier, qui a fait une grande partie de sa carrière en Afrique de l’Ouest, est devenu le point focal d’Agemira à Goma, ville où sont planifiées les opérations contre le M23. Il se présente aujourd’hui comme « conseiller en stratégie, organisation et formation ».

C’est à lui que Bazin, qu’il a rencontré au Mali lorsque ce dernier s’occupait de la maintenance des hélicoptères de l’armée sous Ibrahim Boubacar Keïta, a confié le rôle d’éclaireur. Létondot arrive à Kinshasa en septembre 2022 muni d’une simple valise cabine. « Au départ, je ne pensais pas rester », raconte-t-il autour d’un dîner. Le colonel, qui se montre étonnamment volubile, commence par piloter une trentaine d’anciens soldats depuis Goma. Des « copains » qui ont en commun d’avoir entre vingt et trente années de carrière dans l’armée française et d’être originaires du sud-ouest de la France.

« C’est l’aventure ! »
Rapidement convaincus d’abandonner une retraite peut-être trop ennuyeuse à leur goût, ils ont rejoint, du jour au lendemain, un terrain de guerre qui leur est totalement inconnu. « On est venu parce qu’on savait qu’on ne venait pas dans une embrouille, glisse l’un d’eux. C’est l’aventure ! » Leur arrivée sur le théâtre d’opérations a toutefois vite mis en alerte les diplomates et les services de renseignement de la région, curieux de voir ces « Blancs » débarquer dans le Kivu pour assister l’armée congolaise.

Kigali a plusieurs fois dénoncé leur présence dans l’est de la RDC. Le président français, Emmanuel Macron, a lui-même évoqué le sujet lors d’un échange avec Félix Tshisekedi en mars 2023, mais le Congolais a assumé son choix. « Mettez n’importe qui à notre place et ça dégénère », se défend Létondot qui réfute l’étiquette de « mercenaire » à laquelle il préfère celle, plus convenable, d’ « instructeur ». Lui se dit convaincu d’œuvrer pour une « noble cause » et vitupère en privé contre l’État français, qu’il accuse de faire le jeu du Rwanda.

Les hommes d’Agemira sont régulièrement à l’hôtel Lac Kivu Lodge. Dans cet établissement huppé de Goma où se côtoient humanitaires, militaires et, parfois, représentants de groupes armés, ils ont pris leurs habitudes, ont des surnoms pour les serveurs et connaissent le menu par cœur. Certains sont reconnaissables au pistolet qu’ils portent à la ceinture. D’autres, en tenue civile, échangent discrètement sur les opérations du lendemain.

Des relations privilégiés avec Ntumba, Bemba et Kao
« L’aventure », comme ils disent, c’est aussi ça : des conditions financières avantageuses, loin de la petite centaine de dollars de solde mensuelle des soldats congolais et surtout, une influence croissante dans la conception des opérations. Au risque d’irriter une partie de la chaîne de commandement locale. Depuis leur arrivée, ces « instructeurs » n’ont cessé d’étendre leurs prérogatives au profit, assurent-ils, de l’armée congolaise. « Au début, les FARDC [Forces armées de la RDC] partaient au front avec deux chargeurs. Mais avec ça, on tient à peine deux minutes sur place », se souvient Romuald Létondot.

Grâce à ses capacités de renseignement, ses instructeurs et ses pilotes de drones qui surveillent quotidiennement les positions du M23, Agemira a pris du galon et multiplié les projets. Sur le terrain vague adjacent au camp de la Mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC (Monusco), à Mubambiro à l’entrée de Saké, la société a fait construire sa propre enceinte, faite de baraquements en planches qui tranchent avec ceux en tôle de l’armée congolaise sur le terrain voisin. C’est ici que les instructeurs français – en contact quasi quotidien avec les chefs de file du dispositif militaire à Kinshasa – forment des FARDC au maniement de certaines armes. Depuis que le front s’est rapproché de Saké, ils ont toutefois dû restreindre ces formations.


Les dirigeants d’Agemira échangent fréquemment avec le général Franck Ntumba, l’influent chef de la maison militaire, que certains estiment même plus puissant que le chef d’état-major, Christian Tshiwewe. Ils parlent aussi régulièrement avec le ministre de la Défense, Jean-Pierre Bemba, et disposent d’un canal auprès de Kahumbu Mandungu Bula, dit Kao, le très écouté conseiller privé du président, qui garde un œil sur les questions logistiques.

Drones et aéroport militaire
Car Agemira fait aussi dans le courtage d’aéronefs : alors que la présidence Tshisekedi misait au départ sur du matériel turc, la société a pesé pour que Kinshasa opte pour les drones de combat de la société China Aerospace Science and Technology Corporation. Les trois premiers appareils acquis pour 50 millions de dollars avaient été déployés en novembre, et devaient permettre à Kinshasa de renverser le rapport de force avec le M23. Plus aucun de ces appareils n’est opérationnel. Une nouvelle commande, récemment livrée, ne sera pas déployée avant plusieurs semaines. 

Plus récemment, Agemira est intervenue dans des discussions autour de l’achat d’un second Iliouchine – un avion nécessaire aux FARDC pour faciliter le transport de troupes et de matériel. Une partie de cet équipement doit être entreposée à l’aéroport de Kavumu, au Sud-Kivu, où Agemira finalise l’aménagement d’installations militaires, dont 300 logements censés héberger les pilotes des drones.


Aux côtés d’Agemira, un autre acteur privé s’est taillé une place de choix : la mystérieuse société Congo Protection. Celle-ci a servi de véhicule à l’État pour organiser le déploiement progressif d’un millier d’instructeurs roumains, pilotés par un ancien de la Légion étrangère française, Horatiu Potra. Arrivés au compte-goutte à partir de décembre 2022, ils ont joué un rôle crucial pour repousser le M23 lors de sa première offensive sur Saké, en mars 2023.

« Roméos » roumains
Les « Roméos », tels qu’on les surnomme, font désormais partie du paysage. En novembre, Félix Tshisekedi, réfutant lui aussi le terme de mercenaires, les a comparés à des « coachs » venus pour soutenir l’armée. Leur contrat, signé le 24 novembre 2022, stipule qu’ils ont notamment la charge de former les FARDC à certaines situations de guerre comme le « combat en forêt » et « en zone urbaine », ou la « préparation et la sortie d’une embuscade ». Sur le terrain, ils forment aussi l’armée congolaise à l’utilisation de certains modèles d’artillerie comme les BM21, des véhicules de combat soviétiques munis de lance-roquettes multiples. Ce « soutien » a un coût : selon plusieurs sources, il avoisine 5 000 dollars mensuels par soldat.


Fin janvier, les instructeurs roumains de Congo Protection ont toutefois menacé de claquer la porte, dénonçant deux mois d’arriérés de paiement. Temporairement résolu, ce problème a mis en lumière la fragilité du système. « Si les Roméos se tirent, on va avoir du mal à tenir », considère un instructeur. La gestion des fonds destinés à divers contrats et commandes relatifs à la situation sécuritaire dans l’est de la RDC font souvent l’objet de tensions au sommet de l’État, où plusieurs sécurocrates et conseillers de Tshisekedi s’impliquent.

S’ils sont toujours engagés sur le terrain, les effectifs des Roméos, qui ont par ailleurs perdu deux hommes lors des affrontements de février à Saké, ont diminué ces dernières semaines. De 1 000 soldats, leur présence s’est réduite, selon nos informations, autour de 600 éléments. 

Comme les représentants d’Agemira, de l’armée congolaise, de la Monusco et du contingent burundais déployé à titre bilatéral depuis le mois de septembre 2023, leurs chefs prennent part, tous les matins, à la réunion de planification stratégique qui se tient au Centre de coordination des opérations. Installé à l’aéroport de Goma, celui-ci est censé permettre aux différents acteurs de se coordonner sur le terrain. Mais, là encore, ce n’est pas si simple.

« Chacun dans son coin »
« Tout le monde se méfie. Personne n’est vraiment censé travailler ensemble. En principe, la Monusco ne peut pas collaborer avec les sociétés militaires privées, pas plus que les forces étrangères qui se trouvent sur place », synthétise une source diplomatique basée à Goma. 

Cette situation pose des problèmes chroniques dans la coordination de l’effort de guerre dans l’Est. Kinshasa s’appuie en effet sur un millefeuille de forces inédit dont les intérêts et les contraintes divergent parfois. La Monusco, dont le retrait progressif est en cours, maintient toujours des contingents sur certaines « blocking positions » autour de Saké dans le cadre de l’opération Springbok. Mais le 4 avril, les Casques bleus indiens ont abandonné leurs positions contre l’avis de leur hiérarchie, selon un document interne de la mission consulté par l’AFP. 

Les contingents burundais opérant dans un cadre bilatéral depuis septembre 2023, dont le nombre se situe autour de 2 000 soldats, évoluent quant à eux en relative autonomie. Beaucoup sont présents du côté de Minova, dans le Sud-Kivu. Ils opéraient au départ sous les ordres du général Elie Ndizigiye, récemment réaffecté au Burundi.

Quant à la SADC [Communauté de développement d’Afrique australe, qui déploie des troupes depuis le mois de décembre 2023], dont le déploiement se poursuit depuis le mois de décembre 2023, elle est toujours en attente de financement et d’une ligne directrice claire. Kinshasa espère un mandat offensif de sa part, mais ses troupes – composées de soldats sud-africains, tanzaniens et malawites – stationnent pour l’instant à Goma et ses environs. « Chacun évolue dans son coin », résume de son côté un instructeur militaire qui sait que ses troupes sont scrutées.

Des privés « sur le fil du rasoir »
Les diplomates et autres représentants d’ONG ont pour consigne de se tenir à distance de ces formateurs, tandis que le groupe d’experts de l’ONU, chargé de monitorer les mouvements des acteurs de la zone, suit les privés de très près.

Attablé en terrasse du Kivu Lodge, le colonel Létondot se dit « conscient d’évoluer sur le fil du rasoir », autant qu’il s’enorgueillit de l’importance de ses troupes au sein de ce fragile dispositif. « Au départ, la Monusco et la SADC nous considéraient comme des forces négatives », avance un instructeur français avant de se féliciter d’un échange de renseignements ayant permis une frappe des unités tanzaniennes de la SADC, en mars.

« Ils ont porte ouverte dans le bureau du président, explique une source militaire onusienne au sujet de ces mercenaires-instructeurs. On a donc dû être pragmatiques. Il y a de la réticence à parler avec eux, mais il y a une nécessité à le faire. Pour autant, on ne les considère pas comme des partenaires. »

D’abord restés sous les radars, Agemira et les instructeurs roumains ont récemment fait le choix de s’ouvrir sur l’extérieur, comme au début de l’année, quand ils n’ont pas hésité à accueillir une équipe de télévision française. Cet exercice de « transparence », censé casser l’image de mercenaires agissant dans l’ombre qui leur colle à la peau, reste toutefois un pari risqué à l’heure où le front se rapproche de Goma.

À l’arrière d’une voiture qui le ramène vers la capitale provinciale, où il a pris ses quartiers depuis les combats de février, Batachoka, notre grand gaillard au crâne chauve, ne cache pas son manque d’optimisme quant à l’évolution de la situation. Que le fameux verrou de Saké tienne ou non, lui a préféré quitter la ville et son dangereux bouillonnement de miliciens. Sans espoir d’y revenir à court terme.
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