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Réflexions sur la nouvelle législation sénégalaise antiterroriste (Par Thierno Amadou NDIOGOU)

Mardi 17 Avril 2018

« La récente réforme de la législation pénale sénégalaise est justifiée par la volonté d’une plus grande efficacité de l’action judiciaire dans la lutte contre le terrorisme. Le modèle sur lequel s’est fondé le législateur semble conduire cependant à celui que l’on dénomme "droit pénal de l’ennemi". En effet, si le terrorisme est un vrai danger pour les États de droit, la lutte effrénée contre le terrorisme l’est tout autant. Or, l’on voudrait que notre modèle de référence pour le droit pénal futur soit encore l’État de droit ».


Réflexions sur la nouvelle législation sénégalaise antiterroriste (Par Thierno Amadou NDIOGOU)
Abstract : « The recent reform of Senegalese criminal legislation is justified by the desire for greater effectiveness of judicial action in the fight against terrorism. The model on which the legislator relied seems to lead, however, to the so-called "criminal law of the enemy". Indeed, if terrorism is a real danger for the rule of law, the frantic fight against terrorism is just as dangerous. However, we would like our reference model for future criminal law to be still the rule of law ».
 



Introduction
 
  • La peur brouille les frontières entre le droit, les risques et les menaces, nous condamnant à des réponses inadéquates dans un temps politique nécessairement pensé trop court et trop rapide ».
 S’il ne fait aucun doute que le système répressif sénégalais  revendique l’étiquette du libéralisme, en revanche, l’économie générale de sa législation pénale nous invite à une plus grande prudence dans l’analyse des options de la politique pénale sénégalaise. Il n’est donc pas inutile de rappeler qu’au Sénégal les politiques publiques en matière pénale  ont évolué tout en s’articulant sur le modèle français dont l’édification s’est faite autour de logiques opposées  avec d’un côté la logique de l’État dont le corollaire est la dynamique de l’ordre et l’autre, la logique de l’être humain ayant pour corollaire la dynamique de la liberté.


C’est dans cette perspective que le droit pénal sénégalais s’est ouvert au consensus suivant lequel, dans la mobilisation du ius puniendi, un constant équilibre doit être recherché entre les impératifs de répression et la prise en compte de la dimension humaine du justiciable ayant enfreint la norme pénale. À cet effet, le droit pénal sénégalais en tant que droit pénal libéral doit être celui de l'acte, puisque le droit pénal de l'auteur est autoritaire. La légitimation théorique d'une peine imposée à quelqu'un pour ce qu'il est, n'est pas admissible ; elle n'est admissible que pour ce qu'il a fait. Dans cette lancée, le droit répressif a copieusement hérité des principes résultant du droit pénal moderne, tel que l’a énoncé la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 inspirée par la pensée de Cesare Beccaria8. Il s’agit de principes fondamentaux garantissant le respect des droits humains et la primauté du droit à

l’instar du principe de la légalité criminelle, du principe de la présomption d’innocence, du principe de la culpabilité, du principe de nécessité, du principe de la proportionnalité13, du principe de respect de la dignité humaine, entre autres.
Cette fonction d’ultima ratio reconnu au droit répressif acheva la démocratisation du procès pénal, en ce sens qu’il aura aussi dans la même veine pour mission, le renforcement de l’État de droit. Seulement, de nos jours, certains choix législatifs tendent à ébranler la véritable logique de symbiose pour la réalisation d’un droit pénal largement acquis aux idéaux des droits humains. Ce postulat de base est anéanti, pour reprendre Fabrice Roland Bikie, par des expressions tantôt de débordement, tantôt de rupture, systématisées, mieux conceptualisées par la doctrine sous différentes figures. C’est dans ce sillage qu’émerge un droit pénal inspiré d’une idéologie punitive orientée vers la neutralisation de l’ « ennemi ». Cet ennemi est identifié, d’une façon générale, avec un « type criminologique » d’auteur dangereux, le terroriste auquel est réservée une politique répressive extraordinaire et qui se caractérise par une rigueur très élevée. Malheureusement, le Sénégal ne semble pas échapper à cette mouvance.
 
Ébranlement de la véritable logique de la politique pénale sénégalaise ? – Déjà en février 2007, le législateur sénégalais avait réaménagé son arsenal répressif pour être en phase avec le combat mené par la communauté internationale contre le terrorisme. Près de dix ans après, ledit législateur n’a de cesse de vouloir adapter cet arsenal aux évolutions du terrorisme. Il a entendu corriger les tares originelles de son dispositif pénal en apportant des améliorations techniques importantes à la législation répressive. C’est ainsi, qu’au terme d’une discussion parlementaire tronquée, des lois portant modification du Code pénal  et du Code de procédure pénale  ont été promulguées en novembre 2016. Les textes réprimant le phénomène du terrorisme ne sont pas, loin s’en faut, les seuls à avoir amorcé l’évolution de la politique antiterroriste : ont été adoptées des dispositions relatives au traitement des infractions liées aux TIC et aux interceptions de correspondances téléphoniques ou émises par voie électronique. Parallèlement, la nouvelle législation est loin de ne contenir que les articles des Code pénal et de procédure pénale  puisque l’on y retrouve de nombreux cavaliers législatifs notamment la loi relative aux services de renseignement. Cependant, une radioscopie assez raffinée de ce nouveau dispositif antiterroriste semble consacrer insidieusement la figure de l’ennemi, conduisant à un dédoublement du droit pénal : un
 
  • droit pénal du délinquant », destiné aux « personnes », régi par le principe classique de la culpabilité ; et un « droit pénal de l’ennemi », adressé aux « ennemis » et fondé sur la dangerosité, justifiant ainsi la perte du statut de « personne » pour devenir un « ennemi », puni à travers une répression anticipée et dont la dangerosité criminelle justifie la relativisation jusqu’à la suppression de ses droits et libertés fondamentaux.
  1. Une construction imparfaite de la logique de réponse pénale au phénomène du terrorisme
 
 
Méthode d’analyse. – Nous devons d’emblée insister sur l’absolue nécessité d’une démarche critique en analysant la nouvelle législation renforçant la lutte contre le terrorisme.
 
  • l’analyse, la réforme s’inscrit, à tort ou à raison, vers « un processus de contradiction permanente entre l’État de droit et l’État de police qui reste enfermé à l’intérieur de l’État de droit, encapsulé, contenu mais avec des pulsions constantes essayant de perforer et, si possible, de faire éclater la capsule. Aussitôt que la contention s’affaiblit, l’État de police
 
émerge avec la tendance à dériver vers un État absolu […] ». Cette appréhension est soutenue par l’édiction de règles pénales dont l’ambition qualitative initiale a été sacrifiée à celle d’intégrer dans le droit répressif certaines mesures d’exception marquant un affaiblissement incontestable de certains principes classiques du droit pénal et partant des
 
droits et libertés fondamentaux. L’idéal serait donc dans une perspective constructive et évolutive, de ressortir les caractéristiques de la théorie du « droit pénal de l’ennemi » tant au regard de la politique pénale législative (A) qu’au regard de la politique pénale procédurale (B).
 
 
 
  1. Une politique pénale législative défaillante
 
 
 
Faiblesses formelles. – La modernisation du droit répressif sénégalais laisse apparaître une dynamique d’application dissimulée du droit pénal de l’ennemi. Les ressorts de notre analyse tendant à la démonstration de l’exacerbation des exceptions aux principes directeurs du droit répressif tiendront à l’affaiblissement particulier de la « clef de voûte du droit criminel »47. L’on pourrait légitimement reprocher à cette modernisation le grief de l’éclipse du principe de la légalité criminelle. Si ce principe se trouve sauvegardé dans sa dimension formelle, l’appréciation analytique de sa qualité soulève, en revanche, quelques problèmes en rapport avec sa dimension substantielle. En effet, c’est un principe qui impose à tout législateur comme une exigence logique de sa fonction normative, la rédaction de textes définissant sans ambiguïté les comportements qu’ils érigent en infractions et les sanctions qui leur sont attachées ainsi que la procédure à suivre. Or, à partir d’une lecture attentive de la réforme, l’on peut faire le constat d’une atténuation de cette exigence. L’accessibilité et l’intelligibilité semblent être malmenées dans l’incrimination du terrorisme en raison de la multiplicité à l’infini des cas dans lesquels on est en présence d’un acte de terrorisme (1). Mais également, l’on constate que le résultat autour duquel la théorie de l’infraction s’est construite, fait l’objet d’une politique d’évitement. Les choix du législateur sénégalais développent des techniques d’incrimination qui autorisent l’intervention du droit pénal en dehors de toute référence au résultat ou dommage ; leur seul risque de survenance devient une composante suffisante pour définir une infraction (2).
 
 
1. Un affinement ambigu et arbitraire des incriminations de terrorisme
 
Terrorisme, une notion élastique. – Si l’on s’en tient au titre entier de la nouvelle législation portant modification du Code pénal, la volonté du législateur pénal sénégalais paraît inachevée puisqu’il laisse planer un doute sur la notion même de terrorisme. Celui-ci préfère, en lieu et place d’une définition express verbis, une énumération comme son titre l’indique : « Des actes de terrorisme et des actes assimilés ». Si les dispositions de l’article 279-1 du code pénal semblent proposer cependant de façon exhaustive une définition des éléments constituant des actes de terrorisme, les articles suivants ne peuvent que compléter cette première définition par un inventaire. Significativement, les articles 279-2, 279-3 et 279-4 dudit Code, commencent par « Toute personne qui ». Pour une raison inconcevable, les dispositions des articles 279-5 à 279-7 du même texte visent plutôt « toute entente », « toute organisation ou préparation », « toute participation », « celui qui distribue ou met à disposition », « ceux qui ont sciemment », « ceux qui, ayant connaissance ». De même, il faut se rendre compte pour le regretter, le législateur ne renseigne guère sur certains concepts comme « actes », « menaces », « ayant pour but d’intimider […] troubler gravement l’ordre public […] fonctionnement normal des institutions ». L’usage de ces concepts vagues procède, certes, à alléger le préalable légal mais il porte tout de même atteinte à la qualité de la loi. Au surplus, face à l’impossibilité de définir objectivement la notion de terrorisme, le législateur sénégalais a opté pour une incrimination élargie. Plusieurs comportements déjà réprimés en droit commun, sont repris sauf que c’est la finalité qui les fait basculer dans le champ matériel des infractions terroristes. Il est clair alors qu’on a du mal à saisir avec précision la structure des incriminations de terrorisme par rapport à son objet, son sujet et son domaine d’application. S’il est unanimement admis qu’aucune législation ne fournit une définition convenable, l’on ne saurait occulter qu’une telle option d’incrimination affaiblit le principe de la légalité, et partant l’État de droit.
 
Par ailleurs, la modernisation a cherché à incriminer la préparation individuelle de certains actes de terrorisme. La logique anticipatrice de l’association de malfaiteurs57 est ainsi étendue à celui agissant sans l’appui d’une structure. Même si les investigations mettent toujours en exergue le fait qu’un terroriste n’agit jamais seul, il peut parfois être difficile d’attraire les comparses dans la sphère terroriste : « aider un voleur à soustraire un véhicule est une chose ; souscrire au mobile terroriste en est une autre ». Afin d’appréhender au plus tôt le « loup solitaire », est réprimé ce qui jusque-là s’apparentait à de simples actes préparatoires, exclusifs, le plus souvent, de toute répression. Donc, la répression de l’entreprise individuelle permet de pénaliser celui qui envisage de commettre les actes de terrorisme tels que les crimes commis par participation à un mouvement insurrectionnel, les atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité de la personne, le fait d’introduire dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous-sol, dans les aliments ou composants alimentaires ou dans les eaux une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux, la dégradation des biens appartenant à l’État et les infractions liées aux TIC. Au sujet des infractions relatives aux TIC, un simple abus de la liberté d’expression suffit pour porter le manteau de l’ennemi. À vrai dire, la répression de celui qui porte « un jugement favorable sur les infractions terroristes ou sur leurs auteurs » ou provoque au terrorisme n’est pas exempte de critique puisqu’en « matière de provocation non suivie d’effet ainsi qu’en matière d’apologie au terrorisme, c’est bien l’opinion, aussi choquante soit-elle, qui est réprimée, non la sécurité de l’État ». Criminaliser des comportements qui ne présentent pas un réel danger et anticiper l'intervention du droit répressif pour ce type de comportements peut supposer la pénalisation de simples manifestations idéologiques, produit du droit à la liberté d'expression65, transformant en délit certains faits comme celui de montrer publiquement sa sympathie envers certaines idéologies ou croyances.
 
Conséquences – Cette situation quelque peu complexe semble être le symptôme que le terrorisme n’est pas une notion par nature juridique mais plutôt politique. L’accumulation en vrac dans la définition du terrorisme des actes de violence contre notamment les personnes, les biens, des infractions de blanchiment, de recel, d’empoisonnement de personnes ou de l’environnement, contribue à accréditer que la définition même de l’acte terroriste relève pratiquement de l’arbitraire. Cela conduit à la constatation de l’inexistence du terrorisme, tant juridiquement qu’historiquement et à la conclusion selon laquelle existent en réalité des terrorismes. Dès lors, le concept de terrorisme n’est-il pas une incongruité, un cynisme instrumentalisé par les États ? Il appartiendra aux spécialistes des Sciences politiques et du droit international public de dire si objectivement l’on ne peut pas procéder à une classification du terrorisme. Pour notre part, nous nous bornerons à tenter de répondre à la question de savoir si la régression juridique impliquée par le développement du concept de terroriste est à l’origine des mesures d’exception, devenues habituelles avec le temps. À cet égard, nous estimons qu’une réponse positive s’impose. Du point de vue juridique, le développement de cette pénalité d’un genre très particulier, dont on constatera d’ailleurs l’inefficacité, a pour résultat la régression voire la remise en cause de nombreux principes directeurs du droit pénal classique.
 
En fin de compte, cette logique résultant de ce droit d’exception finit par contaminer l’ensemble du système répressif, au point que l’on perde tout sens des mots. L’infraction de prévention prend aujourd’hui un autre visage. D’abord, les formes se diversifient, voire s’automatisent. Ensuite, leur multiplication, quelque peu désordonnée, mène du dérogatoire au général, et il en va à nouveau de la cohérence du droit pénal. Enfin, et consécutivement, le fondement préventif bat en retraite devant l’exigence d’efficience et d’efficacité de la poursuite et de la répression. De la sorte, le droit pénal est peut-être davantage préoccupé par la recherche d’instruments répressifs efficaces qui passe plus par une dénaturation de la matérialité, que par une véritable théorisation du risque en droit pénal
2. Un brouillage des éléments constitutifs des infractions de terrorisme
 
 
 
Rupture de la rationalité pénale. – Une infraction pénale est presque toujours le résultat d’une longue préparation. L’agent pénal n’atteint le résultat interdit qu’au terme d’un cheminement complexe. Ce processus criminel encore appelé iter criminis se décompose en plusieurs étapes : d’abord, l’idée du crime c’est-à-dire la résolution de l’accomplir, ensuite, les actes préparatoires, et enfin l’exécution de la consommation. Toutefois, lorsque l’agent pénal n’a pas été jusqu’au bout de son chemin, le moment d’intervention du droit pénal ne se pose plus puisque l’article 2 du code pénal sénégalais exige un commencement d’exécution. Donc, sont exclus de simples projets psychologiques ou des actes préparatoires. Il n’est pas cependant inutile de relever que les actes préparatoires d’une infraction n’ont jamais laissé le législateur indifférent et c’est parce que ces agissements ne sont pas de simples actes de conscience mais des actes qui sont socialement inquiétants. Il en est ainsi de l’incrimination et de la répression de certaines menaces ou formes de complot, ou encore de l’association de malfaiteurs. Mais avec l’actualisation de l’arsenal répressif afin de mieux réprimer les terroristes, l’on peut être amené à mesurer la rupture qui traverse la rationalité pénale. En réalité, si dans les modèles individualisés, on punit le fautif tantôt pour ce qu’il a fait (rétribution), tantôt pour qu’il ne recommence pas (dissuasion), tantôt pour l’aider à ne pas recommencer (réhabilitation), avec le modèle de précaution ou de prévention « l’identité criminelle n’est plus vue du côté des individus mais de la catégorie des risques qu’ils incarnent. Il n’y a plus d’infractions mais de menaces, plus de délinquants mais des groupes cibles et des territoires à risque ». Les éléments constitutifs des infractions relevant du terrorisme ont subi des transformations notables qui bousculent totalement les approches classiques de la matière. L’élément matériel au même titre que l’élément moral de l’infraction, subit lui aussi un brouillage de ses bornes ; celles-ci se déplaçant plus en amont de l’iter criminis pour accentuer l’inclination de la punissabilité anticipée.
 
Altération de la matérialité ou matérialité trop évasive. – La nouvelle matérialité de ces infractions sur certains fronts, rend obsolète les clivages habituels qui conduisaient à une casuistique cohérente des infractions. La distinction entre « infraction consommée » et « l’élément matériel et fournit les clés de compréhension des fondements de la répression pénale au regard de l’exécution de l’acte. N’est-il pas alors inquiétant de noter, aujourd’hui, que cette ligne de démarcation est mouvante, conduisant ainsi une rétraction du champ pénal de la tentative ? Ou bien, la gravité des actes de terrorisme peut justifier l’élargissement encadré, exceptionnel de la répression en amont et en dehors du terrain de la tentative, s’accompagnant alors d’un rétrécissement de la matérialité ? En tout état de cause, l’on est en droit de s’alarmer dès lors que la répression de la simple cogitation, de la simple pensée ou de la conspiration ne relève plus de l’exception ni n’a plus pour critère d’existence la gravité de l’acte. En restreignant l’exigence de l’extériorisation de la pensée criminelle, l’on se satisfait des « actes préparatoires des actes préparatoires » ou du moins des « actes préparatoires » très éloignés de la consommation avec des limites conceptuellement floues, pour admettre l’application du droit pénal. La conception objective de la criminalité qui préside notre ordonnancement criminel classique, semble être battue en brèche
 
La matérialité d’une telle logique est manifeste au travers de la nouvelle législation relative à la lutte antiterroriste. À titre illustratif, sont réprimés le recrutement de personnes pour faire partie éventuellement d’un groupe ou pour participer vraisemblablement à la commission d’un acte terroriste, la proposition de fourniture de moyen, l’entente, l’organisation ou la préparation d’actes terroristes. Ces nouvelles incriminations laissent présager, à première lecture, qu’elles consacrent une nouvelle hypothèse d’actes préparatoires incriminés de façon autonome comme cela existe déjà en droit pénal. Du reste, le contournement le plus ostensible de l’interdiction de punir en amont d’un commencement d’exécution se manifeste à travers les dispositions de l’article 279-8 du code pénal. Ce texte dispose expressément que les comportements visés aux articles 279-1 à 279-7 sont punissables « alors même qu’il n’existerait pas un acte terroriste commis ou tenté, dès lors qu’un acte matériel tendant à les réaliser est entrepris ». L’utilisation du conditionnel (« existerait »), dans ce texte, dénote amplement la sanction des actes préparatoires en matière de terrorisme.
 
Imprécision de l’élément psychologique. – Par ailleurs, les dispositions de l’article 279-1 dudit code précise que les actes constitutifs de terrorisme doivent être « commis intentionnellement […] ». Pour engager la responsabilité pénale, il est en effet important d’analyser si les faits répréhensibles sont intentionnels ou non. Le législateur pénal sénégalais admet cette distinction et précise même la nature de l’élément moral requise. Les composantes juridiques de l’intention frauduleuse peuvent donc être établies à partir d’une relation existante entre l’acte ou le comportement, d’une part et la volonté et la connaissance, d’autre part. De ce fait, pour qu’une infraction soit intentionnelle, il faut que l’acte ou le comportement interdit soit voulu et conscient. Toutefois, l’on constate que l’élément moral reste imprécis pour la répression de certains actes constitutifs de terrorisme en raison de ce que les actes accomplis isolément ne peuvent s’expliquer que par la volonté d’accomplir l’un des actes visés par la nouvelle législation. Pour tenter de l’expliquer, nous reprendrons, ici, l’analyse opérée par les auteurs Christine Lazerges et Hervé Henrion-Stoffel dans leur article intitulé « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi », pour la clarté d’exposé qu’elle permet. Selon ces auteurs, l’élément psychologique de l’infraction terroriste est, en soi, un élément « à tiroirs », produit complexe de l’imbrication d’une volonté, d’une intention et d’un mobile, eux même parfois fondés sur de simples présomptions de fait destinées à réduire les difficultés probatoires de cet élément. De même, plus on remonte dans le temps du minimum de criminalité, s’éloignant ainsi de l’instant de la commission de l’infraction finale, plus il devient délicat d’établir avec certitude la réalité de l’élément moral. En définitive, l’anticipation punissable d’un comportement probable à une peine de travaux forcés à perpétuité ne peut être que source de perturbation de la sécurité publique sans prendre en compte les règles du droit pénal de la culpabilité. Il convient, maintenant de s’interroger sur la politique pénale procédurale.

 
 
 
B. Une politique pénale procédurale désarçonnée
 
 
 
Accroissement des pouvoirs des autorités en charge des investigations. – Le développement du terrorisme et la nécessité de la protection de l’entité étatique ainsi que les valeurs humaines, ont conduit à une profonde réflexion pour développer des moyens de lutte antiterroriste. C’est ainsi que le dispositif répressif de 2016 renforçant cette lutte en améliorant l’efficacité et les garanties procédurales, invite à faire le point sur le volet procédural, notamment avec le renforcement des pouvoirs des enquêteurs en la matière. Ce renforcement se manifeste par le développement de nouvelles techniques mises à leur disposition, inaugurées par les fameuses écoutes téléphoniques, les perquisitions informatiques, la captation de données informatiques, la géolocalisation. C’est dans cette logique que les règles de procédure ne sont plus unes, pas même dédoublées mais plurielles. S’il a semblé difficile au législateur sénégalais de lutter efficacement contre le phénomène du terrorisme dans le cadre des règles de droit commun, cette difficulté ne peut nullement conduire à la désorientation de la procédure d’investigation des infractions terroristes (1) et au bouleversement du rapport entre enquêtes de police et instruction judiciaire (2).
 
  1. Une désorientation de la procédure de recherche et de constatation des infractions terroristes
 
 
Protection trompeuse des droits de la défense en garde à vue. – Pour lutter contre le phénomène du terrorisme, les autorités en charges des investigations disposent d’une vaste gamme de mesures exorbitantes du droit commun. Au cours des recherches et constatations de ces infractions, ces autorités sont amenées à poser plusieurs actes dont certains peuvent porter atteintes à la liberté individuelle de la personne soupçonnée. Il serait vraiment prétentieux d’en donner la liste de manière exhaustive. Outre, le report de l’intervention du médecin qui n’est possible qu’en cas de prorogation de la mesure de garde à vue, la durée maximale de celle-ci est triplée par rapport à celle de la durée ordinaire. Relativement à la garde à vue, elle est une mesure contraignante privant la personne de sa liberté de mouvement pendant quelques heures ou quelques jours, comporte des désagréments accessoires notamment la perturbation du travail, l’impossibilité de regagner son domicile, l’obligation de coucher à la geôle du poste de police. En raison de l’atteinte à la liberté individuelle et au principe de la présomption d’innocence qu’elle constitue, celle-ci est entourée de formalités afin de préserver l’intégralité physique et psychique de la personne gardée à vue et les droits de la défense, sous peine de nullité. Les seules garanties attachées
 
  • l’exercice de cette mesure résident dans le contrôle d’un juge et dans les causes de nullité textuelles relatives au déroulement des opérations.
 
Si le temps standard de droit commun de la garde à vue ne peut excéder une durée de quarante-huit heures, cette règle ne reçoit pas application dans les situations particulières comme le terrorisme. En la matière, le législateur pénal sénégalais n’a pas modifié la durée initialement prévue par la loi n° 2007-01 du 12 février 2007 précitée, en fixant un délai pouvant aller jusqu’à douze jours. Ce qui explique que l’imam Alioune Badara Ndao, arrêté le 27 octobre 2015 à son domicile à Ngane dans la commune de Kaolack, a été présenté onze jours après son arrestation, au juge d’instruction qui l’a inculpé ensuite pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, blanchiment de capitaux dans le cadre d’activités terroristes en bandes organisées et complicité, entre autres chefs d’accusation. À partir de là, l’on serait fondé de partager la crainte exprimée par certaines organisations sénégalaises de promotion et de protection des droit humains. À vrai dire, les personnes inquiétées dans une affaire de terrorisme doivent attendre douze jours avant d’être présentées devant un juge instructeur, ce qui constitue une violation flagrante du droit à la liberté personnelle et les expose à toutes formes d’abus et d’atteintes à son droit à un procès équitable.
 
Concernant le report de l’intervention du médecin, l’article 677-26, al 2 du Code de procédure pénale dispose que « […], l’officier de police judiciaire, s’il y a lieu de proroger la garde à vue, informe la personne gardée à vue des motifs de la prorogation en lui donnant connaissance des dispositions de l’article 56 […] », notamment le droit de se faire examiner par un médecin dès qu'elle en exprime le désir. D’après ce texte, le médecin ne peut intervenir qu’en cas de prolongation de la garde à vue, c’est-à-dire aux quatre-vingt dix-septième heures. Dans ce cas, le report est susceptible d’affecter son droit d'être examiné par un médecin. Or, il serait plus intéressant de faire intervenir ledit médecin avant tout interrogatoire des officiers de police judiciaire. Ces prémisses du droit pénal de l’ennemi au Sénégal peuvent aussi à être décelées en dehors de la garde à vue.
 
Évincement des droits de la défense en dehors de la garde à vue. – Avec la modernisation de l’arsenal répressif, le législateur sénégalais s’est adapté au monde numérique qu’est l’internet. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les techniques d’enquêtes numériques ne sont nullement limitées à la lutte contre la cybercriminalité113. À l’évidence, c’est contre le terrorisme et la criminalité organisée que se sont principalement dirigées ces techniques. Notre propos ici n’est pas de prétendre à l’exhaustivité dans l’exposé des techniques d’enquête numériques. Bien au contraire d’ailleurs, il s’agit plutôt de présenter les atteintes qu’elles posent aujourd’hui. En effet, les autorités chargées des investigations disposent des techniques d’enquête numériques disproportionnées du droit commun. Celles-ci vont de la surveillance et de l’infiltration à la captation de données informatiques, en passant par les perquisitions nocturnes et les écoutes téléphoniques dès la phase policière. Ce sont autant de mesures qui apparaissent particulièrement intrusives pour l’individu qui en fait l’objet, même si elles sont subordonnées, pour les plus dérogatoires d’entre elles, à l’autorisation d’un juge.
 
  • travers ces techniques, l’on constate que la personne soupçonnée voit ses droits repousser jusqu’à l’issue de la mesure concernant l’accès au procès-verbal de transcription des écoutes. Aux termes des articles 90-10 et 90-11 du code de procédure pénale, le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire sur délégation judiciaire ou pendant l’enquête sur autorisation et sous le contrôle du procureur de la République, peut accéder à distance et à l’insu du mis en cause aux correspondance stockées par voie des communications électroniques ainsi que la saisie, l’enregistrement et la copie de ces données. Les données ainsi recueillies, si elles sont utiles à l’investigation, sont jointes au procès-verbal des opérations. Il apparaît que le législateur automatise le régime de la saisie de correspondance
 
électronique en le rendant indépendant de celui des perquisitions. La collecte de renseignements comme vecteur principal de la lutte contre le terrorisme repose essentiellement sur des pouvoirs renforcés, qui agissent en dehors du cadre des enquêtes
pénales ordinaires. À cet égard, des techniques d’enquêtes spéciales sont empruntées aux services de renseignement. Par ailleurs, les perquisitions consistent à pénétrer dans un lieu privé pour y procéder à la recherche d’éléments utiles à la manifestation de la vérité. Son objet fait d’elles une véritable atteinte au principe de l’inviolabilité du domicile garantie par la Constitution. Ainsi, pour limiter les atteintes qu’elles engendrent, la loi les entoure de formalités suffisantes notamment la délimitation de l’exécution de la mesure pendant le jour et non la nuit. Moment du sommeil et du rêve, la nuit de par son rattachement à l'inviolabilité du domicile, est perçu comme un espace de tranquillité. Mais par dérogation, les nécessités de renforcer l'efficacité de la lutte contre le terrorisme et les actes assimilés ont conduit le législateur sénégalais à les autoriser en dehors des heures prévues par l'article 51 CPP. Ces mesures peuvent être effectuées à toutes heures de jour et de nuit, sans le consentement de la personne au domicile de laquelle elles ont lieu ou de toute autre personne concernée, sous réserve d’une autorisation de l’autorité judiciaire en charge de l’enquête. Dans l’ensemble, les prérogatives dont sont dotées ces autorités en charge des investigations pour mener à bien leurs enquêtes ou information judiciaire en matière de terrorisme sont identiques, qu’ils agissent en enquête préliminaire ou de flagrance ou sur commission rogatoire. Seul varie le magistrat habilité à délivrer l’autorisation de celles-ci. D’où le bouleversement du rapport entre enquêtes de police et instruction en matière de terrorisme.
 
 
 
  1. Un bouleversement du rapport entre enquêtes de police et instruction en matière de terrorisme
 
 
Spécialisation des enquêteurs en matière de terrorisme. – Les recherches et constatations des infractions de terrorisme ne doivent pas être longues eu égard aux conséquences déplorables qu’elles engendrent. Afin de rationaliser sa durée, le législateur sénégalais doit nécessairement miser non seulement sur l’optimisation des ressources humaines et financières, mais aussi sur l’accroissement de l’efficience du déroulement des investigations. Concrètement, il s’agit d’augmenter le rendement de l’activité du personnel en spécialisant les investigateurs afin d’éviter que des affaires techniques et complexes ne ralentissent les affaires les plus simples. La technique de la spécialisation peut être un moyen efficace de répression et de célérité de la justice ; d’autant plus qu’une justice de qualité n’est pas uniquement celle qui rend des décisions conformes au droit mais aussi et nécessairement celle qui les rend en temps utile ; sinon, elle devient inefficiente et inéquitable car ne répondant plus aux attentes des justiciables.
 
Face à la sophistication actuelle de la grande criminalité comme le terrorisme due au développement contemporain de certains fléaux qui menacent l’entité étatique ou qui met en danger l’existence même de l’État, la spécialisation devient une nécessité pour une réponse pénale efficace et efficiente. Elle doit favoriser une adaptation des moyens de la justice par le biais d’une concentration de compétences spécialisées. La spécialisation qui allie maîtrise de la réglementation et appropriation des bonnes pratiques constitue un levier explorable pour

 
 
l’efficacité de la justice. Ayant compris cette nécessité, le législateur pénal sénégalais a renforcé les moyens d’investigations afin d’améliorer la lutte contre le phénomène du terrorisme. Ce renforcement se manifeste principalement par l’institution d’un pool antiterroriste spécialisé au tribunal de grande instance de Dakar Ce pool est composé d’une section d’enquêteurs spécialisée, d’une section spécialisée au parquet et d’un ou de plusieurs cabinets d’instruction spécialisés. Il est donc loisible de noter que c’est une dérogation au régime procédural de droit commun. Dans cet ordre d’idées, si c’est pour exercer de l’action publique, seul le procureur de la République près de ce tribunal est compétent. À cet effet, tout procureur de la République saisi de faits terroristes est tenu, dans les soixante-douze heures de sa saisine, de transmettre le dossier au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Dakar. Toutefois, lorsque les circonstances l’exigent, il peut procéder à tous actes urgents, à charge d’en rendre compte au procureur de la République compétent. Parallèlement, si c’est pour conduire une information judiciaire, celle-ci relève de la compétence exclusive du cabinet d’instruction spécialisé près dudit tribunal. Ainsi, tout juge instructeur d’un tribunal autre que celui de Dakar saisi, est dans l’obligation de se dessaisir au profit du cabinet d’instruction spécialisé sis à Dakar.
 
Dérives. – À travers cette spécialisation, l’ambition du législateur sénégalais est d’accroître l’efficacité des investigations en matière de terrorisme, tout en renforçant les garanties afin de mettre la procédure pénale en conformité avec les exigences constitutionnelles, sans pour autant bouleverser les équilibres sur lesquels elle se fonde. Face à son ambition d’autosatisfaction, peut-être incantatoire, l’on peut se montrer très

 
En effet, contrairement à toute idée de préservation de l’équilibre du droit pénal, le législateur bouleverse le rapport entre enquêtes policières et information judiciaire. Les nouveaux textes confèrent au procureur de la République des pouvoirs similaires à ceux octroyés au magistrat instructeur. Cette assimilation est perceptible à plusieurs niveaux145. Il est hors de propos d’en faire une étude exhaustive. En matière de visites domiciliaires et de perquisitions nocturnes, par exemple, lorsque le magistrat instructeur n’est pas encore saisi, celles-ci peuvent être effectuées, « sur autorisation du procureur de la République, dans les mêmes circonstances et selon les mêmes modalités ». De même, lorsqu’elles sont effectuées dans le ressort d’un tribunal de grande instance autre que celui de Dakar, « le magistrat saisi avise sur le champ le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Dakar. Celui-ci peut saisir l’officier de police judiciaire spécialisé dans la lutte contre les actes de terrorisme ». À l’analyse, il en résulte une extension de la procédure pénale de droit commun d’un pouvoir abondamment utilisée, semble-t-il, au titre de l’urgence. De ce fait, le législateur pénal sénégalais semble bafouer un principe élémentaire du droit criminel : « la notion d’urgence est essentiellement liée à l’enquête de flagrance ». L’autre exemple le plus évocateur de cette assimilation est que le juge instructeur peut ordonner à un fournisseur de services offrant des prestations sur le territoire, de communiquer les données en sa possession ou sous son contrôle relatives à personne visée et sans son consentement. Ce fournisseur ou la personne détentrice de données susvisées est tenu de garder le secret sur l’exécution des opérations ainsi que sur les informations y relatives.
 
Bilan d’étape. – Au total, la logique de répression anticipative consécutive à la nouvelle législation dissimule, à tort ou à raison, une tendance de politique pénale de l’ennemi puisqu’elle fait nettement apparaître de nouveaux principes directeurs pénaux. L’analyse de la plupart des textes issus de la modernisation du droit pénal, fait nettement apparaître des principes directeurs du droit pénal de l’ennemi. Il s’agit du principe de précaution et du principe de la dangerosité. Donc, l’abandon du cadre du droit naturel aboutit à ce que le législateur sénégalais puisse décider qui est une personne humaine ou non.

 
 
  1. Une garantie fuyante des droits et libertés fondamentaux dans la réponse pénale au phénomène du terrorisme
 
 
Méthode d’analyse. – Un État ne peut restreindre certains droits et libertés fondamentaux que dans des circonstances exceptionnelles. Aussi, cette restriction ne sera justifiée que si elle est prévue par la loi, strictement proportionnée et absolument nécessaire pour répondre à un but légitime. S’il pèse donc sur l’État une obligation de protection des citoyens face aux menaces et attaques terroristes, il ne peut le faire qu’en respectant son obligation positive d’être le garant des droits et libertés fondamentaux. C’est dans cette optique qu’un procès pénal ne doit pas avoir seulement pour objectif la répression des infractions terroristes, il doit aussi tenir compte des droits et libertés fondamentaux de la personne soupçonnée de terrorisme. La recherche de l’équilibre entre ces objectifs, en principe contradictoires, est sans doute difficile, mais constitue la seule voie qui s’impose si on veut que ce procès soit conforme aux aspirations d’un État de droit.

A-t-on pu écrire que réduire ou abolir les droits et libertés fondamentaux du justiciable dans le procès pénal peut signifier, par exemple, admettre que celui-ci n'ait pas droit à un procès équitable, admettre des preuves obtenues illégalement, même avec l'emploi de la torture, permettre que les autorités politiques ou administratives, sans intervention judiciaire, puissent ordonner l'internement ou la détention pour une durée indéterminée de personnes simplement soupçonnées. Pour autant, l’analyse de la nouvelle législation conduit au constat d’une dérive dans l’épanouissement de certains principes de droits humains  (B). Ce constat est également corroboré par la remise en cause de certains principes directeurs du procès pénal (A).

A. Une remise en cause de certains principes directeurs du procès pénal
 
 
 
Manifestations d’un déclin. – L’on s’est rendu compte que l’identification et l’anticipation de certains risques d’atteinte à la sécurité intérieure et extérieure des États ne peuvent se réaliser qu’avec la mise en œuvre de systèmes de surveillance et d’interception sophistiqués, qui doit évoluer dans le sillage des garanties procédurales efficaces. La difficulté essentielle du droit répressif est d’établir une balance aussi exacte que possible entre l’intérêt de la société et l’intérêt de la personne poursuivie, pour y avoir porté atteinte ; d’où la nécessité de déclencher la machine judiciaire devant permettre d’aboutir à un jugement équitable. L’arsenal répressif devant être déployé doit être sous-tendu de principes directeurs au rang desquels figurent en bonne place la présomption d’innocence156 et la loyauté procédurale. Malgré leur importance, ces deux principes semblent être négligés ou battus en brèche dans la réponse pénale contre le phénomène du terrorisme. Plusieurs atteintes peuvent être décriées car elles portent un gros coup sur l’équité procédurale et impactent négativement sur la conduite loyale de la procédure. Pour mieux appréhender la situation, il est plus digeste de revenir sur les mesures attentatoires du principe de la présomption d’innocence157 (1) avant de s’appesantir particulièrement sur celles relatives au principe de la loyauté procédurale dans la conduite de la procédure pénale (2).
 
 
 
1. La présomption d’innocence, un principe protecteur en crise
 
 
 
La présomption d’innocence, une théorie claire obscure. – En matière pénale, la présomption d’innocence est un principe selon lequel toute personne poursuivie est censée être innocente aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été reconnue par une décision de justice irrévocable. Principe incontournable du droit pénal, la présomption d’innocence est affermie par sa consécration aussi bien par des textes extranationaux que nationaux, en raison des conséquences importantes qu’elle produise dans la protection des libertés individuelles. Ces dernières peuvent s’apprécier de deux façons : la liberté d’aller et venir et la protection de la réputation de l’individu. Concernant la première, « elle est comme la liberté individuelle constitutive de ce droit à la sûreté, qui peut être analysé comme une conséquence du droit à la présomption d’innocence ». Dès lors, peut-on être présumé innocent et en même temps prévenu, inculpé ou accusé ? L’interrogation est provocatrice, mais elle pourrait signifier une « explosion » de la procédure pénale des sociétés dites démocratiques, qui est gouvernée par le principe de la présomption d’innocence au sacrifice de la présomption de culpabilité163. S’agissant de la seconde, le présumé innocent devrait jouir des mêmes droits que l’innocent en principe. Sur cette base, toute atteinte à sa réputation doit être sévèrement sanctionnée. Le présumé innocent ne doit pas être diffamé, calomnié, faire l’objet d’une publicité, si les preuves de sa culpabilité ne sont pas rapportées164. Ainsi, le présumé innocent qu’il soit suspect, prévenu, inculpé ou accusé, devrait normalement subir un traitement équivalent à celui dont bénéficie une personne qui n’est pas en procès ou qui n’a rien à voir avec la justice. Il ne saurait être privé de sa liberté au cours du procès pénal.
 
Dialectique liberté/sécurité, un enjeu de débat. – Toutefois, l’on ne perd pas de vue pour qu’il soit possible d’arrêter et de détenir provisoirement un présumé innocent, il faudrait que les exigences de l’instruction et de la sécurité publique rendent ces mesures nécessaires165. Ce qui explique que la dialectique liberté/sécurité constitue un enjeu du débat que le principe de présomption d’innocence engendre aujourd’hui puisqu’elle est d’abord un équilibre à trouver entre le droit de la société à se protéger et celui du citoyen à se défendre, lorsqu’il est mis en cause. À cet égard, la présomption d’innocence n’est pas sans diviser la société entre les tenants de la liberté d’une part et les tenants de la sécurité d’autre part166. Partout ailleurs, la recherche de plus de sûreté se paie du sacrifice d’une part de liberté, et la volonté de conserver le maximum de libertés amène de son côté à renoncer à certains éléments de sécurité. Tout semble être alors une question d’arbitrage et de choix politiques. Si l’on examine la modernisation de l’arsenal tendant à lutter efficacement contre le phénomène du terrorisme, l’on se rend compte qu’elle peut créer des insatisfactions des deux côtés. Les uns, défenseurs inconditionnels des libertés individuelles pourront considérer comme liberticide cette modernisation167. Ils ne manqueront pas forcément de constater un glissement vers un État autoritaire où les libertés de rassemblement pacifique et d’expression, et les garanties d’un procès équitable s’affaiblissent. Les autres qui se diront avant tout soucieux d’assurer une sécurité maximum à l’ordre social, trouveront au contraire les mesures bien trop timides. Sûrement, c’est dans cette logique que se sont inscrits nos gouvernants168 qui ont pris conscience de la gravité de la situation et donc ont durci la loi pour le moment169. Il va sans dire que les tenants de chaque camp n’hésiteront pas à dénigrer, parfois durement, les arguments de ceux qui appartiendront à l’autre.
 
Sentiments. – À supposer que cette présente analyse interpelle l’objectivité, l’humilité ne doit toutefois pas confiner à la capitulation puisque si l’irruption du risque comme fondement à une incrimination interroge les limites de la matérialité, il sollicite également la théorie de la faute pour pouvoir asseoir sa recevabilité en droit pénal. Au parcours de plusieurs dispositions issues de la nouvelle législation répressive, l’on constate que la réponse au terrorisme ne repose plus uniquement sur l’idée classique de la sanction d’une faute, mais aussi sur le traitement d’un état dangereux (ou de risque). La loi réprime, entre autres, celui qui publie un message dans l’intention d’inciter à la commission d’un acte terroriste « […] lorsqu’il y a un risque qu’un ou plusieurs de ces actes soient commis »170. Il en est de même pour celui qui utilise « […] des matières radioactives ou des explosifs ou des armes biologiques, chimiques ou nucléaires, d’une manière qui provoque ou risque de provoquer la mort ou des dommages graves »171 ou celui qui « […] livre, pose, ou fait exploser ou détoner
un engin explosif ou tout autre engin meurtrier […] lorsque ces destructions entraînent ou risquent d’entraîner des pertes économiques considérables »172.
 
Ces quelques illustrations suffisent à attester à elles seules que le principe de culpabilité c’est-à-dire « pas de peine sans faute », ancré dans notre tradition juridique173, est mis à mal au profit du principe de la dangerosité174, rendant ainsi la responsabilité pénale illimitée. L’on a déjà fait remarquer que le résultat autour duquel la théorie de l’infraction pénale s’est construite, fait l’objet d’une politique d’évitement. Le seul risque de survenance du résultat ou du dommage semble alors être une composante suffisante pour définir une infraction. L’agent pénal est sanctionné sur la base du danger ou de la menace qu’il représente pour l’État et ses concitoyens et non pas pour ce qu’il a fait. Dans ce contexte, le résultat ou le dommage devient indifférent au contexte légal175, étant donné que la répression du présumé terroriste a lieu, comme indiqué ci-dessus, en raison de sa dangerosité et non de sa culpabilité176. En clair, cette situation aboutit à une phagocytose théorique de la présomption d’innocence par la présomption de culpabilité177. Parallèlement, une lecture pratique démontre aussi une application quotidienne des effets de la présomption de culpabilité tout en excipant de la présomption d’innocence178. Celle-ci permet de considérer la personne présumée avoir participé à la réalisation de l’infraction, comme auteur ou comme complice, coupable jusqu’à la preuve de son innocence ou celle renforçant sa culpabilité soit établie179.
Le constat établi à ce stade de l’analyse est que la présomption d’innocence promeut la liberté individuelle alors que la présomption de culpabilité remet en cause cette liberté individuelle au profit de la sécurité publique. Au-delà, l’on partage les réserves de certains praticiens du droit notamment Philippe Currat qui voit dans les politiques pénales limitées à des objectifs de maintien de l’ordre, une confusion bien souvent entre les rôles de la police et de la justice. L’on n’imagine pas ainsi que l’on s’enferme, à ne penser qu’en termes sécuritaires, entre l’impunité et l’arbitraire. Ce faisant, la détention de sûreté  constitue une rupture absolue avec le passé, un glissement bien moderne vers l’infraction virtuelle, celle qui pourrait advenir et que l’on n’ose pas affronter. La détention de sûreté est donc destinée à prévenir la dangerosité d’une personne déjà condamnée à l’expiration de sa peine, dès lors qu’elle a été attestée de manière régulière.
 
 
 


Au Sénégal, il n’existe pas encore la détention de sûreté après la condamnation. Toutefois les présumés terroristes sont soumis systématiquement à l’isolement dans les prisons. Il en était ainsi pour l’imam Alioune Badara Ndao et compagnies, à qui leurs familles ne cessaient de s’insurger contre les conditions de détention jugées inhumaines. Il apparaît que cette mesure attentatoire à la liberté individuelle en amont du prononcé du jugement, bien que nécessaire à la recherche de la vérité, pose problème au regard de la présomption d’innocence. En réalité, l’atteinte arbitraire à la sûreté de la personne portée par ceux qui détiennent une part de la puissance publique est naturellement perçue par les citoyens comme l’un des plus grands dangers qui puissent émaner de l’État. C’est pourquoi, la détention de sûreté, mesures coercitives, n’est tolérable que si elle est limitée dans le temps. Bien plus critiquable sont surtout les mesures attentatoires au principe de la loyauté procédurale.
 
 
  1. La loyauté procédurale, un principe protecteur malmené
 
 
 
  • la recherche de loyauté. – Définir la notion de loyauté procédurale en matière pénale n’est pas des choses les plus simples. L’entreprendre est en effet difficile pour plusieurs raisons : d’un côté, le législateur sénégalais n’a pas bavardé sur une définition textuelle de cette notion ; de l’autre, les rares tentatives de définition de ce principe sont l’œuvre de la doctrine parfois accompagnée par la jurisprudence185. Dès lors, en s’appuyant sur ces dernières, une tentative de la définir nous amène à considérer la loyauté procédurale comme l’obligation de probité, de sincérité et d’honnêteté dans la conduite de la procédure pénale. Dans ce cas, il y a loyauté procédurale toutes les fois qu’on use de procédés conformes aux principes fondamentaux de notre ordre juridique pour obtenir notamment des éléments de preuves. Il est généralement affirmé qu’en matière pénale la preuve est libre. Il est en tellement vrai que le code de procédure pénale ne liste pas les seules preuves admissibles et leur valeur probante est fixée d’après l’intime conviction du juge. Une telle présentation peut toutefois être jugée simpliste puisque ce code fixe le régime juridique de nombreux modes de preuves  et que la preuve doit respecter les droits et libertés fondamentaux190. Il apparaît donc que « ce paysage où le droit de la preuve se résume à peau de chagrin, la loyauté ne peut apparaître pour le plaideur comme l’ultime moyen d’échapper une preuve ». La liberté de la preuve consacrée en matière pénale ne saurait autoriser le recours à toutes sortes de pratiques et d’excès. Ainsi, toute atteinte à sa loyauté entraîne la nullité de la procédure.
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  • C’est ainsi que dans le cadre des enquêtes de police, il est prohibé compte tenu du respect à la vie privée d’utiliser des procédés déloyaux, des ruses, des artifices ou des stratagèmes. L’accusation doit chercher la vérité mais pas de n’importe quelle façon. Bref, outil particulièrement utile, la loyauté procédurale est nécessaire dans un État de droit car imposant aux membres de la police judiciaire d’agir honnêtement. À ce propos, le Doyen Jean Carbonnier écrivait que « les coups bas sont interdits, les simples ruses de guerre ne le sont pas. Il y a dans le procès un combat, à tout le moins un match ». Toute la question est alors de déterminer la limite entre les méthodes qui relèvent des « coups bas » et celles qui ne sont que des « ruses de guerres ». En tout cas, l’obtention de la preuve ne doit pas se faire au prix de violations de la loi et des libertés individuelles.
Loyauté procédurale dans la lutte anti-terrorisme, un défi dans les États de droit ? – Condition de droit à un procès équitable, la conduite des enquêtes doit être équitable et contradictoire  et préserver les droits des parties. Par ce principe, l’autorité judiciaire en charge de l’enquête doit à tout prix garantir aux justiciables leur droit à un procès équitable; garantie qui doit s’étendre tout au long du déroulement du procès pénal, au stade de l’enquête et des poursuites en passant par le bénéfice d’un débat loyal au cours du jugement. Ces exigences peuvent être justifiées par le droit au respect à la vie privée. Toute la question demeure maintenant de savoir si l’on doit continuer à méconnaître les droits et libertés fondamentaux des justiciables au nom de la sécurité. C’est en ce sens que le respect à la loyauté procédurale est, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un défi pour tous les États de droit, y compris le Sénégal. Au titre des dispositions de l’article 10 de la loi n° 2016-33 du 14 décembre 2016 relative aux services de renseignement, les services spéciaux de renseignement, lorsqu’ils disposent d’indices relatifs à l’une des menaces prévues à l’article 2 et en l’absence de tout autre moyen, de recourir à des procédés techniques, intrusifs, de surveillance ou de localisation pour recueillir les renseignements utiles à la neutralisation de la menace. Ce texte confère à ces services spéciaux la possibilité d’initier des enquêtes judiciaires lorsqu’ils disposent notamment d’une présomption de faits terroristes. Précisons que l’évolution des TIC a permis l’apparition de nouveaux modes de surveillance et, le cas échéant, de preuve. C’est notamment le cas avec la géolocalisation. Ce nouveau procédé permet d’observer et d’enregistrer les données concernant la position géographique d’un appareil durant une période de temps déterminée et, par conséquent, de suivre les déplacements des personnes concernées, à leur insu, en temps réel ou a posteriori. Outre, l’absence de consentement de la personne visée dans la mise en œuvre de ce procédé, notre problème se situe au fait qu’il puisse être réalisé non plus de façon ponctuelle et ciblée, mais aussi de manière générale et permanente. Il est clair que la loyauté procédurale est en crise. Pour clore, l’affirmation d’un droit pénal de la dangerosité, également mentionné comme un droit pénal de l’ennemi, apparaît comme un droit sur des individus pour ce qu’ils sont et non ce qu’ils ont fait, mettant l’accent davantage sur la dangerosité et le risque que sur la culpabilité. Il s’agit donc, non pas d’un régime répressif rétrospectif, mais prospectif. C’est ce qui explique que la dangerosité de l’agent pénal devient la caractéristique de l’ennemi, le distinguant de la figure du citoyen. La distinction entre citoyen et ennemi induit la dépersonnalisation de l’ennemi le privant de ses droits humains.

 
 
B. Un frein à l’épanouissement de certains principes de droits humains
 
 
 
Données du problème. – Les droits humains renvoient à un « ensemble de droits, libertés et prérogatives reconnus aux hommes en tant que tels »210, c'est-à-dire en leur seule qualité d'être humain211. Ce sont des droits inhérents à la nature humaine, donc antérieurs et supérieurs à l’État et que celui-ci doit respecter non seulement dans l’ordre des buts, mais aussi dans l’ordre des moyens212. Il s’en déduit qu’ils sont le fondement de la liberté, de la justice, de la paix213 et dont le respect permet à l'homme de se développer. C’est pourquoi, la place des droits humains face à la lutte contre le terrorisme s’est toujours posée, bien qu’il ait fallu attendre la conférence mondiale tenue à Vienne du 14 au 24 juin 1993 pour que le lien existant soit enfin établi. Depuis cette date, les discours et pratiques ont tous un dénominateur commun, celui d’être justifiées par les États qui y recourent, par la situation d’urgence ou d’exception. Ils laissent entendre que dans une telle situation, le droit existant est inadapté ou que son application est inconciliable avec la situation à laquelle il faut faire face. Ces discours et pratiques seraient tout aussi critiquables. En réalité, dans un État de droit et respectueux de la dignité humaine, aucun individu ne saurait être défini comme « non personne », aucune contrainte physique ne saurait constituer un modèle pour imposer l’ordre social. Cette position est corroborée par l’article 5 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 28 juin 1981214. Donc, toute politique pénale fondée sur le paradigme de l’ennemi conduit à un refus de l’universalité et de l’indivisibilité des droits humains et en conséquence

le combat pour les rendre effectivement universels. L’État pourrait accomplir des actions qui ne seraient pas soumises, entre autres, au fondement de la dignité humaine (1) entraînant ainsi une atteinte au principe de proportionnalité des ingérences dans l’intimité de la vie privée
 (2).

1. Une proscription du principe de primauté de la dignité humaine
 
 
 
Théorie de la dignité humaine. – L’appréhension de la dignité humaine par le droit pénal  vise à analyser l’intégration dans l’ordre juridique d’une notion dépourvue de définition rationnelle originairement extérieure au droit car d’influence philosophique  et religieuse.

Si le droit pénal sénégalais est le domaine d’analyse retenu pour cette étude, le droit international entendu au sens des droits humains ne doit pas être occulté eu égard à son influence sur la matière pénale. C’est à cet égard, que le droit criminel s’est établi dans un État qui est démocratique et de droit, dont la dignité humaine est le repère d’ancrage et en même temps le point de départ de toute sa conceptualisation dans l’ordre juridique. Ainsi, toutes les personnes, sans distinction, sont couvertes par cet ordre juridique, y compris les suspects ou accusés de terrorisme. Cette conceptualisation intangible de la dignité humaine conduit à en rechercher une protection pénale effective car elle permettrait de prendre en considération l’individu en tant que personne. Bien que sémantiquement variable, la

doctrine dominante considère la dignité comme une notion englobante, posée comme une source d’où procède les droits humains. Elle ferait figure de principe matriciel par excellence, qui constitue le socle des droits fondamentaux, voire leur raison d’être.
 
Dignité humaine et dangerosité. – Il convient cependant d’observer que la violation de la dignité humaine est systématique avec toute réduction d’un être humain à sa seule dangerosité car il « reviendrait à lui refuser toutes autres caractéristiques que l’on accepterait de reconnaître dans les ʺautresʺ membres de la communauté humaine – les ʺnon-dangereuxʺ – et, par ce mouvement réducteur, à refuser d’admettre son égale dignité ». De fort belle manière, Michèle Papa a averti, à juste titre, sur les conséquences du droit pénal de l’ennemi : « les règles juridiques en vigueur pour le citoyen ne peuvent s’appliquer à qui rejette totalement les règles qui sont à la base de la société civile parce qu’il y porte atteinte brutalement, totalement, précisément sans aucune règle ; en effet, un citoyen, même dans le cas où il n'est pas ʺbon citoyenʺ, par exemple lorsqu’il est délinquant, reste lié à la société par un rapport de reconnaissance réciproque en vertu duquel la société garantit à cet individu la protection de ses droits fondamentaux ». Le développement du droit d’exception qu’est le droit applicable aux terroristes, en rompant avec la tradition personnaliste romaniste, devient fondamentalement inhumain en ce sens que la nouvelle législation aboutit à nier la qualité même d’être humain à une catégorie de la population.
 
Dignité humaine, torture et terrorisme. – La privatisation de la dignité humaine va engendrer une large violation des droits fondamentaux, dont la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’interdiction de ces derniers est absolue en droit international. Il s’agit d’une norme impérative ou jus cogens non dérogatoire même en cas de danger menaçant l’existence de l’entité étatique et ce, conformément aux instruments relatifs à la promotion et à la protection des droit humains. Sa prohibition est considérée comme un

 
 
droit humain quasi intangible, liée au principe de dignité de la personne humaine. Même en tenant en compte des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les États pour protéger leur population de la violence terroriste, la torture se révèle juridiquement contre-productive. Aussi, la Convention des Nations-Unies du 10 décembre 1984, entrée en vigueur le 26 juin 1987, prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. À cet effet, le recours à la torture  et autres traitements cruels, inhumains ou dégradant afin de soutirer des informations à des personnes soupçonnées de terrorisme est formellement prohibé. Il en est de même de l’utilisation dans les procédures judiciaires d’éléments de preuve obtenus par la torture, que ce soit au Sénégal ou à l’étranger. Dans la pratique, cependant, les États adoptent souvent pour lutter contre le terrorisme des politiques et des méthodes qui affaiblissent cette interdiction. De même, l’État sénégalais ne peut expulser, refouler, ni extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.
 
 


Éviter tout basculement à la barbarie. – Il est évident que le terroriste supposé être ennemi ne respecte pas la dignité humaine des citoyens qui sont victimes de leurs attentats, mais rien ne devrait justifier que les États victimes de ces attaques puissent employer tous les

moyens pour les repousser, leur appliquant leur « propre médecine ». Pour notre part, aucune raison ne peut justifier la négation de la qualité de personne humaine à des individus soupçonnés ou accusés de terrorisme. En accord avec les normes internationales qui préconisent les droits humains, ils ont droit au respect de leur dignité. La dignité humaine demeure aussi chez eux, même s’ils ont décidé de s’écarter définitivement de l’ordre social et choisit de vivre en marge s’opposant radicalement à la sociabilité. Sur ce point, l’on partage les réserves de Francisco Muñoz Conde lorsqu’il affirmait que l'État, qui agirait ainsi, deviendrait lui aussi terroriste, et si, pour ce faire, il avait recours à un droit pénal de simple élimination de l'ennemi, au-delà de ce qui est autorisé par les normes internationales qui régulent le droit de la guerre, le droit humanitaire et les Conventions de Genève, alors nous serions en présence d'un « droit pénal national ou international de l'ennemi », c'est-à-dire d'un droit pénal terroriste de l'État face au terrorisme contre l'État. Dès lors, apparaît un cercle vicieux, qui ne peut que produire plus de sang et de larmes que ceux que produisent les mêmes terroristes, et signer le retour à la barbarie, à l'homo homini lupus de Hobbes, un auteur que Jakobs cite fréquemment comme garant de son « droit pénal de l'ennemi »

 Bref, rappelons que l’ordre pénal est calqué sur une conception humanitaire du droit ; un droit qui préserve la dignité humaine intangible. Sur cette piste de réflexion, même ayant commis un acte terroriste, l’auteur ne doit pas exécrer au sein de la société à travers des peines indéterminées, disproportionnelles et exceptionnelles. Interrogeons-nous à présent sur l’atteinte au principe de proportionnalité des ingérences dans la vie privé.
 
 
  1. Une atteinte au principe de proportionnalité des ingérences dans l’intimité de la vie privée
 
 
Théorie de l’intimité de la vie privée. – Bien que la notion de vie privée constitue l'un des fondements de la société démocratique, il n’existe pas de véritable définition juridique du terme. Faute de définition légale, une conception abstraite de la vie privée pourrait être
 
proposée, pouvant se résumer à l'idée selon laquelle « la vie privée est cette partie de la vie qui n'est pas consacrée à une activité publique et où les tiers n'ont en principe pas accès, afin d'assurer à la personne le secret et la tranquillité auxquels elle a le droit ». Eu égard à cette tentative de définition, la vie privée renvoie à la liberté d’entretenir des relations avec d’autres individus à l’abri de toute ingérence extérieure.

À l’analyse, toute personne est protégée contre les intrusions arbitraires des pouvoirs publics (et uniquement de leur part) dans sa vie privée : « nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes »243. C'est sous cet angle qu’il est reconnu à toute personne le droit au respect de sa vie familiale, son domicile, ses correspondances, son honneur, etc.

 Les intrusions arbitraires ne sont tolérées qu'en tant que mesure exceptionnelle explicitement prévue dans la loi et nécessaire dans une société démocratique sur des sujets touchant à l'ordre public et aux droits de l'individu

. Le risque d'atteinte à la vie privée provient donc de l’État qui cherche à obtenir des renseignements pour mieux organiser le fonctionnement de la société et mieux prévenir le danger. Les mesures dans la lutte contre le terrorisme qui constituent des ingérences dans la vie privée doivent donc être prévues par la loi. Ces mesures doivent pouvoir faire l’objet d’autorisation et de contrôle juridictionnel. La condition de la légalité traduit surtout le principe de la prééminence du droit et l’exclusion de tout arbitraire.

Analyses. – Pour aller dans le sens d’une évolution, il faut convenir que les avancées technologiques exhibent aujourd’hui des outils que l’on n’imaginait pas hier, et que l’on aurait tort de refuser aux autorités publiques quand on sait combien l’imagination et la puissance des terroristes leur permettent d’être « précurseurs » en la matière247. Toutefois, l’érosion du droit fondamental au respect de la vie privée dans le cadre de cette lutte est particulièrement palpable. La modernisation du droit pénal a considérablement accru les pouvoirs de collecte et de partage d’informations accordées aux services de renseignement248, donnant aux entités spéciales d’enquête le pouvoir de s’immiscer au nom de la sécurité dans la vie privée249. Dans ce contexte, le changement de paradigme est inquiétant. Ce changement consiste à considérer comme légitimes non plus uniquement les interceptions de correspondances téléphoniques250 ou émises par voie électronique251 à des fins pénales, mais également celles réalisées à des fins préventives, de renseignement. En ce sens, Monika Zwolinska écrit, à juste titre, qu’une « fois [qu’]on accepte cela, le prochain pas est celui d’accepter à ce que puissent être réalisées non plus seulement des pratiques de surveillance ponctuelle et ciblée (‘‘targeted surveillance’’), mais aussi celles qui sont générales et permanentes (‘‘dragnet surveillance’’) ».
 
 
Au demeurant, l’investigation particulièrement intrusive en matière de prévention du terrorisme, offre la mise en œuvre de toutes les voies afin d’intercepter des données

 
 
personnelles253. Même les entreprises privées sont mises à contribution dans ce processus de collecte. Ceci en raison du fait que l'obligation faite à un fournisseur de services, dans le cadre de ses capacités techniques à collecter ou à enregistrer, en application des moyens techniques existant, ou à prêter aux autorités compétentes son concours et son assistance pour collecter ou enregistrer lesdites données informatiques.
 
En cas de refus, sans motif légitime, ce fournisseur est réprimé pour délit d’entrave à la justice. Ce qui constitue une violation des dispositions pertinentes de l’article 363 bis du code de procédure pénale qui punit « d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 000 francs à 5.000.000 de francs celui qui au moyen, d’un procédé quelconque, porte volontairement atteinte à l’intimité de la vie privée, d’autrui : 1. en captant, enregistrant, transmettant ou diffusant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel […] ». En somme, les investigations numériques sont le siège d’un conflit d’intérêts fondamentaux, en ce qu’elles poursuivent un objectif de sécurité et de lutte contre le terrorisme, mais qu’elles sont, par nature attentatoire au droit au respect de la vie privée.
Conclusion
 
En dernière analyse, le choix de l’objet de notre recherche porte sur : « Réflexions sur la nouvelle législation sénégalaise antiterroriste ». Cette thématique a généré la question de fond suivante : « quels sont les caractéristiques du régime répressif sénégalais conte le phénomène du terrorisme ? » À première analyse, il ressort que les récentes réformes de l’arsenal répressif sénégalais en matière de terrorisme sont peu raisonnables et que l’absence dramatique de rationalité est la raison principale de son défaut de légitimation au regard des principes directeurs du droit pénal258. À l’observation, le choix législatif auquel correspond ce modèle semble conduire à celui que l’on dénomme « droit pénal de l’ennemi ».

 
 
Cette dangereuse évolution du droit pénal a été présentée, jusqu’à il y a peu, comme un modèle exceptionnel, un régime dérogatoire au droit commun puisque l’entité étatique ne peut reconnaître à l’ennemi ses droits et libertés fondamentaux. Contre lui, aucune procédure
  • Aménagée juridiquement » ne sera justifiée mais, plutôt une procédure fondée sur une logique de va-t’en guerre. Ce qui explique que toute politique publique en matière pénale qui se fonde sur le paradigme de l’ennemi, doit sonner le glas de l’universalité des droits et garanties, comme ceux touchant le délinquant de droit commun.
 
Cette analyse a permis également d’aboutir à certains résultats. Le premier est relatif à la logique de construction d’un régime répressif qui ne mise plus seulement sur l’acte mais sur la légitimation théorique d'une peine imposée à quelqu'un pour ce qu'il est. À cet effet, l’on retient l’apparition de nouveaux principes tels que la précaution et la dangerosité. Le second résultat est qu’une quantité de dispositions textuelles conduit au constat d’une dérive dans l’épanouissement de certains principes de droits humains, corroboré par la remise en cause de la démocratisation du procès pénal. L’abandon du cadre du droit naturel aboutit à ce que le législateur pénal sénégalais puisse décider qui est une personne humaine ou non. Au demeurant, si le terrorisme est un vrai danger pour les États de droit, la lutte effrénée contre le terrorisme l’est tout autant. Par conséquent, nous continuons à préférer Charles-Louis De Secondat Montesquieu, François-Marie Arouet Voltaire et Cesare Beccaria et voudrions que notre modèle de référence pour le droit pénal futur soit encore l’État de droit.
 
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