La scène s’aperçoit à travers un orifice mal masqué. Une ouverture barricadée avec un amas de ruines. Au pied des habitats abandonnés, des chats sont alignés sur les pelouses sauvages. Ils sont à l’affût des rats qui sortent de leurs galeries pour disputer leur pitance aux autres espèces errantes. La course poursuite se fait dans tous les sens. Sans obstacles. Sans sens interdit. C’est parce qu’ils sont maintenant les seuls à occuper l’espace. Ici, ne déambulent plus que félins et reptiles. Puisque la nature a horreur du vide, ces mammifères en ont fait leur lieu de prédilection. Bienvenue à Terme Sud. Une cité sise au quartier Ouakam, derrière le camp de l’Armée de l'air, désertée de ses occupants depuis le 30 septembre 2020, suite à une décision de justice prononcée le 21 avril 2016 et donnant ces parcelles à la Coopérative militaire de construction (Comico). Une décision confirmée par la cour Suprême le 26 décembre 2019. Dans ce site se croisent désormais toutes sortes d’animaux rampants. D’une cité conviviale où régnait une ambiance chaleureuse, l’endroit s’est mué en un boqueteau où déambulent, en plein jour, des primates. «Nous vivons même avec des singes. Regardez cette image. Vous voyez ce singe, je l’ai photographié récemment ici. Il arpentait le mur de protection pour se diriger vers nos habitats», lance Aziza Touré, tout en exhibant le cliché, du fond de son téléphone portable. Aziza Touré est une dame à la peau claire, la taille élancée et dont le visage garde encore des restes de beauté malgré l’âge.
Tout comme son époux Abdoulaye Touré, Aziza est une ancienne militaire. Parachutiste-commando dans l'armée marocaine, elle l'a été pendant 14 années avant de démissionner pour rejoindre son mari au Sénégal. Le couple fait partie des déguerpis de Terme Sud. Depuis qu’ils ont été expulsés de leur logement de service, monsieur et madame Touré ont regagné leur maison construite dans les encablures, à Comico. Leur habitat fait face au mur de clôture érigé juste après le départ des familles. A Terme Sud, n’y met plus les pieds qui veut. Toutes les entrées d’origine sont obstruées par des cloisons qui ne laissent que des accès principaux mis sous surveillance militaire. Pour y accéder, une autorisation de la hiérarchie est impérative, nous dit-on. C’est parce qu’en plus d’être une zone privée, certaines familles, parties en catastrophes, ont laissé derrière elles leurs affaires. L’on nous souffle même que des cas de vol ont été notés.
Terme Sud, un site devenu sinistre
L’œil dans une crevasse ne suffit pas pour mesurer le sinistre qui se joue à l’intérieur de la cité. Même une flânerie camouflée dans tous les recoins ne révèle pas le vrai nouveau visage. Il faut la prendre de haut, se percher sur une terrasse d’un bâtiment à plusieurs étages, pour la dénuder. Pour constater l’atmosphère glauque et funèbre qui a pris possession de la cité Terme Sud. Une vue aérienne fait constater qu’arbres et arbustes s’entremêlent. Baobabs et cocotiers se côtoient. Des habitats à peine ou à moitié construits servent aujourd’hui de refuges aux animaux.
D’autres délabrés, décrépis, ont perdu leurs toits. Commerces fermés. Activités génératrices de revenus perdues. Cette grisaille installe Abdoulaye et Aziza dans une nostalgie incurable. Nostalgiques des cris stridents des enfants devant les concessions, des chahuts des ados sur le terrain de football et de basket-ball et des week-ends allègres entre chefs de famille, le couple Touré vit, le cœur meurtri, cette proximité avec Terme Sud. C’est à son corps défendant qu’il évolue encore dans les parages. Mais monsieur Touré compte, de guerre lasse, mettre fin à ce voisinage. «Ma fille, la dernière, me parle souvent de toutes ses amies qui sont nées à Terme Sud. Elle me dit qu'elle est la seule à vivre encore près de la cité. Moi-même j’ai la peine au cœur quand je tombe chaque jour sur ce site qui me rappelle nos années de voisinage», dit Abdoulaye Touré, un homme au teint noir et au visage orné d’une barbe blanche. Comme les autres, lui aussi veut rester loin de cet endroit qui lui rappelle plusieurs souvenirs. Si tant est qu’il lui est toujours impossible, au même titre que les autres, d’y retourner. «Je compte aller m’installer à Thiès avec ma famille. Je pense que je vais vendre la maison. Cela nous fait mal de voir tous les jours ce décor», poursuit le chef de famille. Ceci est sa dernière résolution. Mais c’est loin d’être la volonté de Youssou Thiandoum. Lui ne pense pas à partir. Et pour rien au monde.
«Se retrouver un jour sans personne près de chez-soi ! C’est extraordinaire. On est barricadé»
Des 79 familles délogées, la sienne est la seule à être restée. Cet aviateur à la retraite s’est retrouvé du jour au lendemain sans voisin. Tous les 78 chefs de famille ont quitté le laissant seul au milieu de ces dizaines de maisons, inhabitées. Ce qui le choque et perturbe ses nuits. «Je me retrouve sans voisins. Des gens avec qui j’ai partagé beaucoup d’années. C’est très difficile. Se retrouver sans personne près de chez soi ! C’est extraordinaire. L’homme a toujours besoin de ses semblables. Même les moutons, une fois affolés, vont chez les leurs. Je me suis marié ici. Mes enfants sont nés et ont grandi ici. Ils n’ont plus d’amis. On est barricadés. C’est une gymnastique pour venir nous voir. Je me retrouve avec des singes. L’environnement s’est dégradé avec l’absence de présence humaine», confie-t-il. L’écorce noire, la silhouette élancée, Thiandoum, seul rescapé du délogement, dit être dans ses droits. «J’habite ici depuis 40 ans. Je ne suis pas concerné par l’arrêt qui a conduit au déguerpissement. Je n’étais pas concerné par un déguerpissement parce que tout simplement j’ai usé de mes droits par rapport à un Sénégalais qui est régi par le foncier sénégalais. Je pense que le clerc a su comprendre cela, c’est pourquoi ils n’ont pas pu m’enlever de là. Me concernant, ils ont respecté les normes foncières», souligne-t-il.
«Je n’ai eu que des échos des 10 millions FCfa d’indemnisation,mon mari nous a quitté depuis le déguerpissement»
Jeanne Sidibé est l’une des rares âmes en mouvement dans les allées de Terme Sud. Elle y tient encore son petit commerce. Un étal peu achalandé en friandises dressé devant l’école maternelle de la cité. C’est son opiniâtreté qui la laisse encore là. Sinon, elle aurait plié étal depuis longtemps, tout comme elle a été obligée de fermer boutique quelque temps après leur déguerpissement. «Vous voyez cette petite construction. Elle me servait de boutique», pointe-t-elle du doigt. Rien, sur la mise de la soixantaine, ne ressemble à l’autre. Du mouchoir de tête au pagne, en passant par le boubou et le tablier, aucun bout de tissu ne renvoie à l’autre. Elle est presque déguenillée. Preuve que la mère de famille n’a point le temps de s’attarder sur son accoutrement. La mise n'est devenue que futilité chez elle. Trauma, moral au plus bas, mine harassée, Jeanne tire le diable par la queue. Son unique souci est de nourrir ses enfants que lui a laissés son mari depuis qu’ils ont été délogés. Ce à quoi elle parvient avec peine. Jeanne Sidibé avait ses appartements près du terrain de basketball. Depuis leur déguerpissement, elle a pris une chambre en location à Comico, à deux pas de son ancienne maison. De jour comme de nuit, elle contemple de loin, ce qui lui a servi de cocon pendant 40 ans. Ces pièces, témoins de son passé d’épouse et de jeune maman. Une proximité qu’elle ne supporte point. «J’habite ici depuis le 5 juin 1979. Tous mes enfants sont nés et ont grandi dans cette maison. Mon mari était militaire dans l’Armée de l’Air. J’habite maintenant à Comico. J’ai pris en location une chambre à 60 000 FCfa par mois. C’est grâce à mon petit commerce que je paie le loyer. Une pièce que je partage avec mes deux garçons, ma fille et ma petite fille. La nuit, je dors avec ma fille et ma petite fille. L’un de mes fils passe la nuit avec un de nos voisins, alors que l’autre dort dans notre ancienne maison. Les militaires l’en expulsent tout le temps. Ils l’amènent même à la gendarmerie. Mais il y retourne parce qu’il n’a nulle part où passer la nuit», relate-t-elle.
Et comme si ce n’était pas suffisant, la mère de famille confie que ses jours sont comptés dans cette chambre prise en location. «Le propriétaire nous a demandé de quitter à la fin du mois. Il dit qu’il veut retaper sa maison. Je ne sais pas où aller avec ma famille. Je ne sais pas quoi faire. Je risque de me retrouver dans la rue, sans activité génératrice de revenus. J’ai voulu négocier avec le propriétaire, mais il a refusé», poursuit-t-elle. Traînant plusieurs maladies et opérations, Jeanne Sidibé relègue au second plan son traitement au détriment des besoins primaires de sa famille. «L’essentiel pour moi, c’est de trouver quelque chose à se mettre sous la dent, d'avoir de l'argent pour assurer le loyer. Je souffre de diabète, d’hypertension, de problèmes cardiaques. Mais, je ne me soucie point de mon traitement. En cas d’urgence maladie, je vais voir mes connaissances pour avoir la somme nécessaire pour acheter mes médicaments», ajoute-t-elle. Jeanne, dont le mari a quitté le domicile conjugal depuis le délogement, soutient n’avoir jamais vu la couleur de l’argent versé aux chefs de famille en guise d’indemnisations. «Je n’ai eu que des échos des 10 millions FCfa qui ont été donnés aux chefs de famille. Quand l’agent a été versé, mon mari a pris les 3 millions FCfa et est rentré dans sa région d’origine. Il m’a juste dit qu’il a versé les 7 millions FCfa pour l’obtention d’un terrain. Je ne sais pas ce qu’il en a fait. D’ailleurs, lui et ses enfants sont à couteaux tirés à cause de cet argent. J’ai tout fait pour les réconcilier, mais ils ne veulent pas lui pardonner cela», explique-t-elle. La soixantaine dont la famille s’est disloquée à cause du déguerpissement, compte rentrer dans sa région de naissance, à Ziguinchor. «Une de mes filles qui vivaient avec moi a quitté le domicile conjugal après notre expulsion. La famille est éparpillée. Si la situation continue à être aussi compliquée, je vais rentrer chez moi, en Casamance», projette-t-elle.
«Des familles disloquées»
La sienne n’est pas la seule famille divisée par ce délogement. Pour trouver un logement à un coût susceptible d’être supporté par leur bourse, ces militaires à la retraite ont jeté leur dévolu sur Bambilor, Keur Ndiaye Lô, Kounoune, Ndiakirat et autres quartiers de la zone. «Des familles sont disloquées. Des chefs de famille ont rendu l’âme. Les enfants sont désorientés. Il y a des familles qui sont parties habiter à Bambilor, alors que leurs enfants doivent venir suivre les cours ici. Personnellement, j’héberge la fille d’une de mes anciennes voisines qui est étudiante à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Sa famille a pris un logement à Bambilor après l’expulsion», dit Aziza Touré. Quitter son logement à Terme Sud a été un véritable crève-cœur pour Babacar Loum. Membre du Collectif des déguerpis de Terme Sud, il a pris une maison en location à la Cité Asecna. «Je paie 200 000 FCfa par mois pour le loyer. La situation est vraiment difficile. Il y a des familles qui vivent un véritable désastre», déplore Loum, selon qui, le dossier est encore pendant devant la justice.
AL HASSANE HANNE, COORDONNATEUR DU COLLECTIF DES HABITANTS DE TERME SUD : «Ce que le Président Macky Sall avait promis au Khalife de Touba…»
Évolution du dossier. «Sur le plan judiciaire, le dossier a été retourné au tribunal parce les avocats du collectif des habitants du Terme Sud l’avaient réintroduit pour demander réparation. Tout ce qui a été émis auparavant, aussi bien au tribunal d’Appel qu’à la Cour de Cassation, nos avocats ont demandé à ce que tout soit revu. Nous avions assigné aussi bien la Comico, l’Etat du Sénégal et l’Armée qui a accompagné la Comico dans sa besogne. Le dossier judiciaire est en cours et le délibéré doit se faire le 24 de ce mois de février. Administrativement, en tant que coordonnateur de ce collectif, j’ai eu à émettre des correspondances à l’endroit du chef de l’Etat pour demander à ce que les habitants de Terme Sud soient remis dans leur droit. S’il faut maintenir ce site à usage d’habitation, que les gens soient remis dans les habitations, ou alors s’il faut raser, que chaque famille soit attributaire d’une parcelle de 200 m2. Si le site doit être utilisé à usage public, que nous soyons déplacés ailleurs avec tout ce que cela comporte comme accompagnement et dédommagement. Parallèlement, nous étions à Touba pour voir le Khalife général des mourides à qui nous avons expliqué tout le problème. Il en a parlé au président de la République et d’après nos informations, le chef de l’Etat, en visite à Touba, lui avait promis, une fois de retour, de résoudre ce problème. Depuis lors, nous attendons. Nous ne pouvions réagir tant que le Khalife général des mourides ne nous revenait pas. Nous nous apprêtons à retourner à Touba pour aller rencontrer à nouveau le Khalife pour que ce problème trouve solution parce qu’il y a énormément de difficultés. Ceux qui n’ont pas pu résister à ce lot de désolations et de stress sont décédés. D’autres ont été affectés par des Avc ou même des crises de démence. Je vous dis que le problème du Terme Sud va rebondir. C’est une injustice qui a été portée sur des familles innocentes. Des chefs de famille qui ont contracté des prêts auprès des banques pour les investir dans leurs logements à Terme Sud. Actuellement, ils sont en train de payer ces banques tout en restant en location.»
Assistance et relogement. «Ce n’était pas une indemnisation. C’était une mesure d’assistance d’urgence que le chef de l’Etat avait décidé au soir même du déguerpissement. Quand il a su que ce déguerpissement a été fait de façon illégale, le Président avait demandé à ce que toute famille soit pourvue de 10 millions FCfa pour prendre en charge d’urgence les familles et les reloger en attendant de résoudre ce problème. A l’origine, nous croyions que c’était de l’argent venu du Trésor public ou des fonds communs. Par la suite, des renseignements nous sont parvenus, informant que c’est le chef de l’Etat, lui-même, qui a demandé que la Comico et l’Armée fassent tout pour trouver une enveloppe de 800 millions FCfa pour que chaque famille reçoive 10 millions. Les familles de retraités, 63 au total, ont reçu leur chèque. Mais l’Armée qui était chargée de l’exécution de la mesure, avait trouvé l’alibi d’exclure les éléments qui étaient en activité. Ce qui est illégal parce que non seulement, ils habitaient le site, mais on leur prélevait l’indemnité de prélèvement de logement. Ils ont subi le déguerpissement comme tout le monde et la hiérarchie militaire les a privés de ces 10 millions FCfa. Actuellement, ils ne font plus 16 personnes. Certains sont partis à la retraite. J’avais sollicité que cet argent soit globalisé et remis pour que tout le monde soit traité au même pied. Mais les chèques étaient émis au nom de chaque chef de famille. Nous continuons à nous battre pour que ces 16 familles puissent retrouver leur chèque de 10 millions FCfa chacune. Quand les chèques ont été récupérés, Barthélémy Diaz, ancien maire de Mermoz-Sacré Cœur nous a mis en rapport avec Cheikh Tidiane Ba, Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (Cdc), en vue de trouver des logements à Bambilor. Ceux qui sont intéressés ont logé leurs 10 millions à la Cdc. Au fil du temps, les gens, à tour de rôle, venaient demander des retraits partiels pour pouvoir prendre en charge leur famille. L’argent y est toujours. Le projet est toujours en cours, nous attendons un retour de la Cdc concernant la disponibilité du site. Nous allons trouver avec la Cdc un moyen d’étaler le paiement aux adhérents à qui il ne reste plus 10 millions FCfa. A l’origine, 63 avaient bénéficié de chèques, 45 étaient adhérents. Certains se sont retirés pour raison de difficulté et ce sont ces gens qui nous posent problème parce qu’au vu des difficultés, ils ont probablement épuisé cet argent.»
AIDA COUMBA DIOP
L'OBS