Fuites de données : Facebook prend l’eau

Mercredi 21 Mars 2018

Le réseau social se retrouve au cœur d’une polémique internationale. La firme de marketing Cambridge Analytica, proche de l’ultra-droite américaine, est accusée d’avoir capté les informations personnelles de 50 millions d’utilisateurs à des fins politiques.


Fuites de données : Facebook prend l’eau
D’un côté, une entreprise spécialisée, selon ses propres termes, dans le «marketing politique innovant», Cambridge Analytica, accusée d’avoir détourné les données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook, d’en avoir fait usage pour de la publicité électorale ultraciblée durant la campagne de Donald Trump, et également soupçonnée d’avoir œuvré en faveur du camp du «Leave» pendant la campagne du Brexit. De l’autre, le premier réseau social de la planète, plongé dans une crise d’une gravité inédite qui lui a valu, lundi, de voir le cours de son action chuter de près de 7 % à la Bourse de New York, et d’environ 3 % le lendemain. Les faits étaient déjà en grande partie connus, mais depuis les nouvelles révélations, le week-end dernier, de l’hebdomadaire britannique The Observer et du quotidien américain The New York Times, la polémique a pris une ampleur nouvelle. Dans cette affaire complexe, qui voit les réactions se succéder des deux côtés de l’Atlantique, les enjeux, multiples, s’entrecroisent.

Les méthodes de Cambridge Analytica
Au cœur du scandale, une entreprise britannique vieille de deux décennies, Strategic Communication Laboratories (SCL), spécialisée dans les stratégies d’influence au profit d’organismes gouvernementaux et militaires. Et surtout sa filiale Cambridge Analytica, enregistrée aux Etats-Unis dans le Delaware et basée à Londres, créée en 2013 pour s’attaquer aux secteurs commercial et électoral, qui prétend prédire - et donc influencer par des messages ciblés - les comportements, à partir de profils psychologiques établis par des analyses de big data.

Le principal actionnaire de Cambridge Analytica est un discret milliardaire du nom de Robert Mercer ( Libération du 21 décembre 2016), également financier du site d’extrême droite Breitbart News. Dans cet écosystème très particulier, on trouve aussi Steve Bannon, ancien directeur de Breitbart, ex-directeur de la campagne Trump, et conseiller, jusqu’en août 2017, du 45e président américain. Bannon a siégé au conseil d’administration de Cambridge Analytica jusqu’à sa nomination à la Maison Blanche.

Depuis plusieurs mois, les méthodes et le rôle de Cambridge Analytica dans la campagne de Trump, et ses contacts avec le camp des pro-Brexit, sont dans le radar de plusieurs médias. Or, dimanche, The Observer et le New York Times ont révélé le témoignage d’un ancien employé de l’entreprise, Christopher Wylie. Ce dernier raconte comment Cambridge Analytica a mis la main sur les données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook sans leur consentement, et les a utilisées durant la présidentielle américaine, ce que l’entreprise a toujours nié. En 2014, un chercheur de l’université de Cambridge, Aleksandr Kogan, a conçu un test de personnalité, rempli par 270 000 utilisateurs du réseau social. Cette application a permis d’aspirer un grand nombre de leurs données personnelles (identité, «likes», réseau de contacts), mais aussi des données de leurs «amis» Facebook… Le tout transmis par Kogan à Cambridge Analytica.

L’entreprise continue à affirmer les avoir détruites en 2015, et ne pas en avoir fait usage «dans le cadre des services fournis à la campagne présidentielle de Donald Trump». Elle nie également avoir travaillé pour les pro-Brexit.

Le dossier de Cambridge Analytica s’est alourdi avec la diffusion lundi soir par la chaîne britannique Channel 4 d’une séquence en caméra cachée dans laquelle le PDG de l’entreprise, Alexander Nix, se vante, devant un journaliste qui se fait passer pour l’intermédiaire d’un client potentiel, d’avoir travaillé pour le président kényan Uhuru Kenyatta lors des deux dernières élections présidentielles, contestées. Et de pouvoir peser dans des campagnes électorales, y compris en recourant à des «jeunes filles ukrainiennes» qu’il suffirait d’«envoyer […] à la maison du candidat». Des propos que Nix tente désormais de minimiser en expliquant qu’il s’agissait de «scénarios hypothétiques ridicules qui sont arrivés au cours de la discussion». En tout état de cause, Cambridge Analytica est plus que jamais dans le viseur du régulateur britannique chargé de la protection des données, l’ICO (Information Commissionner’s Office). Ce dernier, qui avait déjà demandé à accéder aux données de l’entreprise, requiert désormais un mandat de perquisition.

La protection des données et Facebook
Dès décembre 2015, une enquête du Guardian avait mis en lumière le rôle de Cambridge Analytica dans la campagne de Ted Cruz pour la primaire républicaine américaine, et l’acquisition de données d’utilisateurs de Facebook sans leur consentement. Le réseau social avait alors déclaré «enquêter avec soin sur cette situation». Dans les faits, il s’est contenté de suspendre le test de personnalité d’Aleksandr Kogan et de demander à l’entreprise londonienne la suppression des données. Sans vérifier si celle-ci avait bien été effectuée, ni prévenir ses utilisateurs. Voilà donc le géant du Net de nouveau accusé de négligence, alors que l’instrumentalisation de la plate-forme à des fins politiques a déjà été abondamment discutée dans l’enquête sur l’ingérence russe (lire ci-dessous).

Pour l’heure, ni Mark Zuckerberg ni ses proches lieutenants ne se sont exprimés sur le sujet. Mais la direction a tenu, mardi, une réunion d’urgence pour répondre aux questions des employés. Signe de sa fébrilité : vendredi soir, avant même la parution de l’enquête de The Observer, le réseau sociala annoncé avoir suspendu l’accès de Cambridge Analytica à ses services. Lundi soir, Facebook avait même dépêché à Londres ses propres «enquêteurs». Mais l’ICO a demandé à ces derniers de lever le camp, pour ne pas «compromettre» ses investigations.

Le réseau social est désormais sous pression de tous côtés. Mardi, une commission parlementaire britannique a demandé à Zuckerberg de comparaître devant elle. Les autorités européennes de la protection des données, qui se réunissaient ce mardi à Bruxelles, se sont saisies de l’affaire. Et de l’autre côté de l’Atlantique, les procureurs généraux du Massachusetts et du Connecticut ont ouvert des enquêtes. Facebook est également dans le viseur de la Commission fédérale du commerce des Etats-Unis, a révélé Bloomberg. Plusieurs parlementaires américains, comme la sénatrice démocrate du Minnesota Amy Klobuchar, ont demandé que les patrons de Facebook, Google et Twitter soient auditionnés par le Congrès.

Les plateformes et la démocratie
Pour Klobuchar, «il est évident que ces plateformes ne peuvent se réguler elles-mêmes». De fait, l’affaire apporte de l’eau au moulin de ceux, de plus en plus nombreux, qui réclament des règles plus strictes pour l’usage des données par les géants du numérique. Dans une lettre ouverte publiée via son compte Twitter, un autre démocrate, le sénateur de l’Oregon Ron Wyden, souligne «les dangers de la monétisation des informations personnelles des consommateurs».

Au-delà des méthodes de Cambridge Analytica, c’est donc bien le fonds de commerce des grands acteurs du Net qui est aujourd’hui de plus en plus questionné. «Un modèle économique fondé sur une vaste surveillance des données, et sur la vente à des clients d’un ciblage opaque des utilisateurs à partir de ce large profilage, sera inévitablement utilisé à mauvais escient», écrit dans le New York Times la sociologue turque Zeynep Tufekci, chercheuse associée à l’université Harvard.

Difficile de mesurer l’impact réel de ces campagnes de «microciblage», qui ne sont pas une nouveauté - dans le quotidien de Washington The Hill, l’avocat et chroniqueur conservateur Ben Shapiro ne se prive d’ailleurs pas de rappeler que la campagne Obama de 2012 s’est, elle aussi, largement appuyée sur le big data et le profilage. Mais elles posent à tout le moins la question d’une gestion entrepreneuriale, et de plus en plus psychologique, des élections. Et la logique même des algorithmes de Facebook produit des effets pervers. Le réseau social «cherche à optimiser "l’engagement" de ses utilisateurs autour des contenus, explique à Libération le chercheur en mathématiques Paul-Olivier Dehaye, qui travaille sur Cambridge Analytica depuis 2015. Or, en produisant du contenu polarisant, on crée cet engagement.» D’après lui, l’entreprise a d’ailleurs plus «cherché à manipuler Facebook que les individus sur le réseau social», pour tester la viralité et les modes de propagation des contenus.

L’enquête américaine en cours
Reste à savoir enfin si Cambridge Analytica a pu servir de lien, lors de la campagne de 2016, entre l’équipe de Donald Trump et la Russie. Cette question est au centre de l’enquête menée depuis près d’un an par le procureur spécial Robert Mueller. Chargé de faire la lumière sur une éventuelle collusion entre Moscou et des proches de Trump, Mueller a inculpé jusqu’à présent une vingtaine de personnes. Dont 13 citoyens russes accusés d’avoir orchestré, sur les réseaux sociaux, une opération de propagande visant à «soutenir Donald Trump et dénigrer Hillary Clinton». Pour l’heure, aucune des inculpations ne concerne Cambridge Analytica, choisie en juin 2016 par la campagne Trump pour gérer ses opérations d’exploitation de données. Robert Mueller s’intéresse toutefois de près à ses activités : en décembre, le Wall Street Journal a révélé que le procureur spécial avait demandé à l’entreprise de lui remettre les mails de tous ses employés ayant travaillé sur la campagne Trump.

Grâce aux données récupérées sur Facebook par Aleksandr Kogan, Cambridge Analytica a aidé l’équipe Trump à cibler certains électeurs dans des Etats clés. Les ressortissants russes inculpés par Mueller sont accusés d’avoir fait de même. Pour le procureur, l’enjeu est de savoir si ces efforts ont pu être coordonnés et si certaines données ont été partagées. Le mois dernier, le PDG de Cambridge Analytica a balayé toute accusation de collusion devant une commission parlementaire britannique : «Nous n’avons aucune relation avec la Russie ou des ressortissants russes.»

Il existe toutefois deux éléments troublants. Aleksandr Kogan, en plus d’être chercheur à Cambridge, est également professeur à l’université de Saint-Pétersbourg et a reçu des fonds gouvernementaux pour des recherches portant sur Facebook. Et, selon le Guardian, Cambridge Analytica aurait présenté au géant pétrolier russe Lukoil ses méthodes de «perturbation électorale». La présentation aurait eu lieu à l’été 2014. C’est à la même époque, selon Robert Mueller, qu’aurait débuté l’opération russe visant à influencer la présidentielle américaine.

Liberation. fr
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