En Argentine, les vendeurs de rue sénégalais luttent contre les persécutions policières

Vendredi 27 Juillet 2018

Perçue depuis une vingtaine d'années comme une alternative face à une politique migratoire européenne toujours plus restrictive, l'Argentine de Mauricio Macri est loin d'être un eldorado pour les immigrants sénégalais... Reportage.

« Nous les Sénégalais, souffrons tous les jours de la répression policière en Argentine. Nous ne vivons pas, nous survivons… », déclarait un membre de la communauté sénégalaise lors d’une audience contre la violence institutionnelle au Parlement de Buenos Aires, le 27 juin dernier. À l’origine de cette séance présidée par la député du Front de Gauche Myriam Bregman : les nombreux actes de violence policière à l’encontre des vendeurs sénégalais de rues au cours des dernières semaines.

Arguant mener une lutte contre la contrebande, les forces de l’ordre ont lancé de vastes opérations de police visant la communauté sénégalaise ces derniers mois . À 5h du matin, le 7 juin, ils sont notamment entrés de force dans une dizaine de locaux et d’habitations de Sénégalais dans différents quartiers de Buenos Aires et de La Plata, confisquant marchandise, biens et argent. Suite à cette intervention, quatorze Sénégalais ont été placés en garde-à-vue pour « abus sur représentant de l’État ». Des accusations récusées par les intéressés, mais susceptibles de déboucher sur une procédure d’expulsion depuis la modification de la loi sur les migrations par le président Mauricio Macri. Voté en janvier 2017, ce décret, qui lui a valu d’être comparé à Donald Trump par l’opposition, vise à renforcer les contrôles aux frontières et à faciliter les expulsions.

Persécutions systématiques de la part de la police
Connue pour sa tradition d’accueil des immigrants au XXe siècle, l’Argentine tend désormais à se rapprocher de l’Europe en la matière. Estimés à 5 000 dans l’ensemble du pays, les Sénégalais font partie depuis les années 2000 du paysage de la capitale. Dans les quartiers de Once, de Constitucion, et dans les zones commerciales populaires de Buenos Aires, ils travaillent aux côtés des Boliviens, Paraguayens et autres migrants déshérités des pays voisins. En Argentine où 35% de l’économie est informelle, on croise ces « manteros » à chaque coin de rue. La vente ambulante est tolérée, mais les Sénégalais font l’objet de « persécutions systématiques de la police » selon plusieurs ONG, dont la Commission Argentine pour les Réfugiés et les Migrants (CAREF).

Vendeur ambulant à Buenos Aires depuis dix ans, Moussa a vu le comportement des autorités radicalement changer depuis l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri. À Liniers, dans la banlieue de Buenos Aires où il vit avec sa femme, il s’insurge devant sa télévision contre Todo Noticias, la chaîne d’info en continu : « On parle de nous comme d’une mafia organisée, mais nous ne sommes pas des criminels, nous voulons juste travailler pour vivre et aider nos familles au Sénégal. »

Une insécurité permanente
Accusés de participer au trafic de marchandise en provenance du Brésil, les Sénégalais affirment acheter leurs produits « chez les Chinois » dans la galerie commerciale du quartier Once. « La police le sait mais ferme les yeux », rétorque Aldana, la femme de Moussa. Témoin privilégiée de la xénophobie des autorités, l’Argentine ne mâche pas ses mots  : « Qui sont les criminels ? Les immigrés qui tentent de survivre ou la police qui les extorque ? Combien prennent-t-ils déjà ? » lance-t-elle à son mari. Qui lui répond : « 400 pesos » (13 euros) : c’est « la taxe » à payer chaque semaine pour être avisé en amont des interventions policières.

À défaut de représentation diplomatique, c’est l’Association des résidents sénégalais en Argentine (ARSA) qui enregistre les plaintes de ses compatriotes. Et elles se sont multipliées ces deux dernières années. Vols, arrestations injustifiées, insultes racistes et violences policières sont les motifs plus courants. Plus dur encore, le sentiment d’insécurité permanente, y compris au sein de leurs foyers, puisque désormais la police y entre sans frapper.

L’étranger comme « bouc émissaire »
« En criminalisant les migrants, le gouvernement désigne un bouc émissaire pour détourner la population de l’échec de sa politique économique. Et en même temps, il décourage les immigrants africains de s’installer dans le pays, » analyse Boubacar Traoré, historien spécialiste de l’immigration africaine en Argentine. Au delà du comportement des autorités, la création de délits comme « l’occupation de la voie publique » participe à restreindre les droits des étrangers, les condamnant à l’illégalité.


« Bien sûr que l’on aimerait quitter la rue, mais on ne nous donne pas d’autre choix », se défendent les vendeurs sénégalais. Depuis plusieurs années, l’ARSA alerte Dakar sur la nécessité d’une instance consulaire pour mettre fin aux abus et faire respecter les droits de ses ressortissants. Jusqu’à présent, l’association n’a obtenu que des promesses.

Livrés à eux-même mais solidaires, les Sénégalais peuvent toutefois compter les uns sur les autres. « L’entraide, c’est notre force, explique fièrement Moussa. Si l’un d’entre nous se fait confisquer sa marchandise ou voler ses économies, on se cotise tous pour l’aider. » Parmi leurs soutiens, la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) organise des mobilisations pour dénoncer le racisme institutionnel contre les travailleurs immigrés. Face au mépris du gouvernement à leur égard, l’organisation appelle à un front commun entre les travailleurs précarisés, qu’ils soient argentins ou non.


Car si elle s’attire les louanges du FMI, la politique d’austérité du gouvernement Macri rencontre de nombreux opposants dans la rue, notamment au sein des classes populaires. Et contrairement aux promesses gouvernementales, la fin du contrôle des changes mis en place en décembre 2015 a accentué l’inflation. Le dollar monte, les prix aussi, et la valeur du peso argentin chute.

Pour Moussa comme pour de nombreux Sénégalais, il devient difficile de soutenir financièrement la famille restée au Sénégal. « Les transferts d’argent sont devenus très coûteux, et la vie trop dure », regrette-t-il, si bien que certains préfèrent partir pour le Brésil ou les États-Unis, quand ils ne rentrent pas au pays. Lui aussi rêve de retourner sur sa terre natale, un jour, pour y vivre avec sa femme et leurs enfants… « Inch’Allah ».
Jeune Afrique 
Lisez encore
Dans la même rubrique :