« Ce simulacre de coup d’État ! » Par Dr Ibrahima Badji, spécialiste de la Guinée-Bissau

Jeudi 27 Novembre 2025

Alors que la Guinée-Bissau traverse l’une des crises politiques les plus obscures de son histoire récente, le spécialiste Dr Ibrahima Badji propose une analyse tranchante et sans détour. Pour lui, le « simulacre de coup d’État » annoncé à Bissau n’est rien d’autre qu’une manœuvre destinée à contourner la volonté populaire exprimée dans les urnes. Revenant sur les stratégies politiques africaines, la montée en puissance du PAIGC, l’échec calculé d’Embaló et l’emprise vieillissante d’une hiérarchie militaire figée, Dr Badji décortique les mécanismes d’un système verrouillé et avertit : la Guinée-Bissau mérite mieux que ces jeux claniques et ces détournements de souveraineté.


«Les opposants africains commencent enfin à ouvrir les yeux. Jadis, lorsqu’ils étaient empêchés de se présenter aux élections par divers subterfuges  déclarés juridiquement ou fiscalement inéligibles  ils choisissaient le boycott. Aujourd’hui, les mentalités ont évolué, notamment depuis « la leçon d’Ousmane Sonko » : si l’on m’empêche d’être candidat, je désigne quelqu’un d’autre, au dernier moment, pour éviter que lui aussi soit disqualifié.

Le PAIGC, idéologiquement proche du PASTEF, et dont les deux leaders entretiennent de solides relations, a démontré qu’il reste bel et bien la première force politique de Guinée-Bissau. Sorti vainqueur des législatives avant leur dissolution, il a confirmé son poids lors des élections générales. Le candidat qu’il soutenait, Fernando Dias da Silva, a remporté 7 régions sur 9, laissant à Embaló seulement deux régions  un revers net qui annonçait sa défaite dès le premier tour. Un seul grand coup K.-O.

Embaló pensait pourtant l’emporter facilement, convaincu que l’exclusion de son principal adversaire, Domingos Simões Pereira, lui ouvrirait un boulevard. Il ne se doutait pas que ce dernier donnerait une consigne de vote, rompant l’espoir d’une faible participation qui lui aurait été favorable. Il s’est lourdement trompé.

À quelques semaines du scrutin, un simulacre de coup d’État est monté en épingle : Embaló accuse l’opposition d’en être instigatrice pour empêcher le retour de son rival. Le général Khrouma se met alors en scène, menaçant les militaires supposément tentés de manquer de loyauté avant, pendant et après le vote. Le décor était planté.

Aujourd’hui, pour éviter de remettre le pouvoir au véritable vainqueur  le poulain de son pire ennemi politique  et pour sécuriser sa propre sortie du pays, Embaló a préféré remettre le pouvoir à l’armée, avec laquelle il semble négocier son exfiltration avec sa famille et ses proches.

Le CEMGA, très âgé malgré sa stature intellectuelle, et son adjoint Khrouma, âgé et peu instruit, ne sont pas en mesure d’incarner la transition. Il fallait donc chercher parmi les jeunes gradés passés par les académies militaires « la perle rare »  ce qui exclut évidemment celui qui a lu le communiqué des putschistes en haletant et en tremblant.

Le général Denis N’Canha, trop proche d’Embaló, cumule toutes les fonctions stratégiques : gouverneur militaire, chef de la Casa Militar, commandant de la garde présidentielle, chef d’état-major particulier, conseiller militaire… Comment pourrait-il renverser son ami intime autrement qu’avec sa bénédiction ? Et quel putschiste confierait le pouvoir à quelqu’un dont il n’est pas sûr qu’il le protègera ?

Ce pseudo-coup d’État, sans résistance ni effusion de sang dans un pays où tous les généraux sont fidèles au président, ressemble davantage à une passation de pouvoir entre alliés. Quant au général Bubu Natchut, souvent cité dans les affaires de narcotrafic, il est un ancien chef de la marine et proche du PAIGC, dirigé par Domingos Simões Pereira, ex-secrétaire général du CPLC (l’équivalent de la Francophonie dans l’espace lusophone).

Connaissant le peuple bissau-guinéen, révolutionnaire dans le sang, j’émets de sérieux doutes sur la capacité d’Embaló à sortir indemne de ce bourbier sans soutien extérieur.

En Guinée-Bissau, plusieurs généraux doivent leur rang davantage à leurs faits d’armes qu’à des diplômes civils ou militaires. Accepteront-ils de céder la place aux jeunes gradés compétents ? Mystère. Ce qui est certain, c’est que la réforme de l’armée, tant annoncée, n’a jamais eu lieu : des généraux de plus de 70 ans sont toujours en activité, alors qu’ils devraient cultiver leurs rizières et profiter d’une retraite paisible auprès de leurs petits-enfants.

J’ai toujours pensé que, compte tenu de son carnet d’adresses fourni, Embaló pouvait mériter un second mandat  ne serait-ce que pour achever ses projets d’infrastructures, qui sont réels. Mais je n’ai jamais accepté sa manière de gouverner le pays comme une entreprise personnelle, distribuant les strapontins à ses fidèles et exilant les dissidents.

Entre affection personnelle et intérêt supérieur de la Guinée-Bissau, il faut choisir le camp de la nation et de son peuple. Ce pays que je connais et que j’aime mérite mieux que ces luttes claniques et partisanes.

Ceux qui me connaissent savent combien j’ai œuvré pour défendre les intérêts de la Guinée-Bissau  nos deux États le savent. Mais il est temps que ce pays décolle définitivement.

Je regrette profondément cette logique du « si ce n’est pas moi, ce ne sera personne », d’autant plus que mon ancien secrétaire à Bissau, Mamadou Sagna, candidat à la députation, avait toutes les chances de devenir député du peuple.

Et lorsque vous verrez encore des putschistes permettre à un président fraîchement renversé de s’asseoir tranquillement pour accuser ses opposants dans une interview accordée à des médias occidentaux les qualifiant au passage de « manipulés »  avisez-moi !» 

Par Dr Ibrahima Badji
Spécialiste de la Guinée-Bissau
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